Invités de Lettres Capitales : Étienne Ruhaud en dialogue avec Jean-Paul Gavard Perret

 

 

Jeune collection de la maison haut-marnaise Douro, créée par Jacques Cauda et placée sous le patronage de Rimbaud (La chambre est ouverte au ciel bleu turquin, in « Jeune ménage »), le Bleu-Turquin favorise les textes expérimentaux, audacieux. Killer Cauda ne fait pas exception. Composé de fragments au titre évocateur (« Chair en rasade », p. 24, « Si las en Charybde », p. 72), le livre tout entier s’apparente à une biographie fantaisiste, fantasmée, du peintre-écrivain, ex-documentariste et responsable du Bleu-Turquin, donc, Jacques Cauda. Représenté en messie-tueur par son ami Jean-Paul Gavard Perret, l’homme se trouve en quelque sorte triplement impliqué : à la fois éditeur, de fait, sujet du livre, et illustrateur. Le résultat est surprenant : un ouvrage d’art, doublé d’un recueil en prose, riche d’une langue savamment déployée, non sans un sens aigu de l’absurde, de la dérision… Universitaire, critique prolixe et poète invétéré, le Savoyard Jean-Paul Gavard-Perret a bien voulu nous en dire plus sur cet hapax littéraire.

Pouvez-vous nous parler de votre rencontre avec Jacques Cauda ?

Cette rencontre est et reste purement virtuelle. Mais intense. C’est la magie de l’Internet dont tout n’est pas à jeter. La preuve… Par ce canal une amitié est venue d’emblée : nous nous sommes trouvés dans une communauté avouable même si beaucoup voudrait y voir une “communauté inavouable” cher à Blanchot étant donné les contenus de nos langages.

Dès le titre, l’ouvrage est qualifié de « roman ». Pourtant Jacques Cauda existe réellement. Assumez-vous pleinement la part fictionnelle ? Dans quelle mesure le héros éponyme s’inspire-t- il du vrai Jacques Cauda ?

Jacques Cauda existe là de manière exponentielle. A part deux ou trois textes (je laisse le mystère – mais il est facile à décoder) tout est faux. Je me suis nourri de l’oeuvre de Jacques pour rebondir dessus et son historicité. Est-elle plus fausse ou plus vraie que ce qu’en dit l’auteur lui-même devenu sujet du roman ? Seul lui  pourrait le dire.

Jacques Cauda est à la fois le sujet (fantasmé) du livre, l’illustrateur et l’éditeur, puisque Killer Cauda est publié dans sa collection « Le Bleu-Turquin ». Ne s’agit-il pas d’une relation inédite ? Peut-on parler d’hommage ?

Sans aucun doute. Je n’écris que dans des exercices d’admiration. À mon âge la récrimination est une perte de temps. Dans ce cas le silence prévaut. Et pour en revenir à Cauda, oui, c’était une manière de rendre hommage à sa verve, son ironie, sa farce, son érotisme et son irrévérence,  mais aussi à qui il est. Car sous l’histrion se cache un homme attentionné et riche de valeurs humaines. Elles sont viscérales. Et chez ceux qui voient parfois sur ces photos un “ogre” sont vite convaincu du contraire et en témoignent. Il n’y a pas de risque de sang sur les clés volés au monstre du conte par la sœur de sœur Anne.

Ajoutons que les mots et les images de Cauda s’inscrivent dans un avènement qui face au plomb d’une pensée mortifère. Mots et images vibrent dans la forêt des lignes, fugue en courbes rouges noires.  Que faut-il y voir sinon la source d’un « vrai » langage ?

Pourquoi avoir qualifié Jacques Cauda de killer ? Quel sens accordez-vous à ce terme ?

C’est un jeu entre nous. Ce mot vient de ces textes où le héros – frère de son auteur – ne semble avoir qu’un but : “il faut que ça saigne”. D’ailleurs dans l’iconographie de Jacques,  le rouge domine. Dès lors j’ai eu du plaisir à le transformer en tueur à l’anglaise. Il a d’ailleurs accepté ce “surnom” et il lui sert à signer tous les messages qu’il m’envoie.

Pour moi ce surnom lui va bien : non en tant que boucher mais équarisseur des belles lettres et des images de bon aloi.

Les illustrations sont souvent quelque peu violentes, représentant notamment une femme rougeoyante en train d’accoucher. Votre propos est également souvent provocateur, tourné vers une forme de sexualité sadienne, sadique. Peut-on parler d’écriture de la cruauté ?

Oui. Il existe dans les deux cas une écriture de la cruauté mais d’une cruauté dérisoire. Tout est de l’ordre du jeu. Mais c’est le jeu qui fait sortir du bois tout comme elle nous fait sortir des châteaux du bon goût. Néanmoins, si la pulsion joue contre la loi, c’est pour permettre la création de divagations farcesques, et ce contre la force d’inertie des règles des genres pour leur débordement.

Pouvez-vous nous en dire davantage sur le rapport texte/image ? Êtes-vous directement inspiré par les toiles de l’auteur/éditeur ? Ainsi, êtes-vous parti des images pour écrire, ou est-ce que les images sont venues ensuite, illustrant le propos ?

Parfois les images de Jacques passent avant ces textes. Parfois c’est l’inverse. Au gré des moments d’écriture je rebondis soit sur les unes, soit sur les autres. Chaque texte se veut une réaction à ce que Cauda crée dans un des genres ou l’autre.

Cauda est en effet toujours prêt à en découdre avec les discours totalitaires et les images érotiques. Il les défait au plus haut point en valorisant sa “pornographie”. Face à ceux qui réifient et donnent “le” change,  il donne “du” change au monde. En ce sens il se fait fidèle à Lou Andreas-Salomé comme à Sabina Spielrein (égérie « différée » de Freud) à travers des espaces qui prouvent que le sophos et le misophos sont homme et la philosophia femme. Le corps en ses désirs semble marcher  en avant de lui-même là où Cauda par ses écritures éclaboussantes en retire l’écume comme on retirait jadis la peau sur le lait.

C’est pourquoi et chaque fois les “horreurs” de Cauda me ravissent. Est-ce donc – pour revenir à votre question précédente – un fond sadique ou sadien qui m’agite ? (Toujours est-il que Sade me paraît un écrivain capital car – avec Artaud dans un autre genre – il reste irrécupérable ou inassimilable).

Jacques Cauda fut d’abord documentariste. Dans le chapitre « L’importance d’être plus killer qu’Ernest », vous évoquez Delon, ainsi qu’Antonioni. Le cinéma influence t’il votre écriture ? Dans quelle mesure ?

Tous les genres d’images me fascinent. À côté de la peinture, celles du cinéma et de la photographie particulièrement. Je suis touché en particulier puisque vous le citez par Antonioni (Blow Up chef d’œuvre absolu  et qui dit tout des arts), mais je pourrais citer Godard non pour sa philosophie mais pour sa capacité de preneur de vues. Peu sont capables de filmer avec un tel regard. Et à l’inverse je suis aussi très sensible au regard de Marguerite Duras. Pour résumer j’aime ceux qui oeuvre dans ce que Barthes nomme “le filmique” à savoir la langue qui n’appartient qu’à cet art et qu’on retrouve encore dans “le plus grand film irlandais de monde” selon Deleuze dans Image Mouvement: Film de Beckett.

Vous avez consacré un livre à Burroughs. Parfois le sens paraît se perdre dans le livre, au profit d’une succession d’images, de phrases, comme si vous étiez emporté par le flot, par le plaisir du verbe, de la musicalité. Pratiquez-vous le cut-up ?

Je ne peux parler de cut-up. Je me sens plus proche – même si Burroughs m'”inter-loque” – de Beckett. Il s’agit pour moi pour reprendre une formule de Pierre Oster de “mon seul maître”. Sans lui je n’aurais peut-être jamais écrit. Mais je ne possède pas son minimalisme esthétique et comme vous le signalez j’ai tendance à me laisser enivrer  par le plaisir du verbe et une rythmique que je voudrais binaire mais qui hélas n’atteint pas cette épure première.

On est également frappé par une forme d’humour très noir. Cela passe notamment par les jeux de mot, notamment à travers les titres (« Chair en rasade », « Texte-hure et sur-figure »). Vous êtes vous amusé en écrivant Killer Cauda ? Quel est votre rapport à l’absurde ?

Oui. Je suis de ces mauvais écrivains qui adorent jouer avec les mots. Et face à ceux qui s’insurgent face à cette facilité, cette commodité de l’écriture, je demande toujours de relire Lacan. Là encore Beckett n’est pas absent, Queneau non plus. L’absurde est un de mes nids douillets :  c’est pour moi une forme de désespoir optimiste. Et aussi une manière de ne pas emmerder lectrice ou lecteur. Mais ce n’est pas gagné.

Intemporel, inactuel, le personnage du « killer » apparaît un peu comme un messie, surtout si on considère le dernier chapitre intitulé « Annonciation ». On songe aussi à Maldoror. Quelles sont vos sources d’inspiration ?

Je n’y avais pas pensé. Mais voir Killer en une nouvel version de l’Ange Exterminateur pourrait être tentant. Néanmoins je perçois le messianisme du Killer comme un moyen de se désenvoûter de la camarde, de lui faire la nique. Même si elle rigole bien en attendant son tour. Nul n’est parfait…

Universitaire, essayiste, vous êtes peut-être avant tout poète, et avez publié quantité de recueils. Chaque chapitre de Killer Cauda possède un titre, et forme un texte indépendant. Peut-on parler de poésie en prose, ou de récit poétique ?

Dans le cas de ce livre “récit poétique en prose” peut aller. J’ai une affection pour le Baudelaire des Poèmes en prose et j’aime tous cers écrivains qui font de la poésie sans le savoir : la “prose” de Michaux comme celle des textes derniers de Beckett outrepassent leurs poèmes “classiques”.

Mais il ne faut pas penser le poème en prose comme un genre, mais comme le mouvement d’un genre vers un autre, d’un mode vers un autre. Le poème traverse la prose, c’est-à-dire aussi qu’il se conserve comme poème dans ce mouvement qui l’élargit. Dans ce cas la prose n’est que l’autre du poème en ce qui tient le chant dans l’axe d’une justesse du ton timbré eu égard au monde ou sa fantaisie. En plus je n’aime pas quand ça rime même si poésie et littérature sont affaire de musique intérieure qui résonne dans le coquillage des mots et les colliers qu’ils constituent que la vie soit chienne – ou pas.

Propos recueillis par Étienne Ruhaud, juillet 2022

Jean-Paul Gavard Perret, Killer Cauda, roman, collection « Le Bleu-Turquin », éditions Douro, Chaumont-sur-Loire, 2022, 102 pages.

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