Kacem Madani : Mémoire(s) en dents de scie (I)

 

 

À ma mère, l’unique big-bang de mon univers !

 

Autant que je me souvienne, maman, tes moments de bonheur ne se comptent guère plus que sur les doigts d’une seule main. De courts instants, rares et furtifs, noyés dans un océan de chagrin qui s’acharnait sur toi et agitait ta vie, jour et nuit, pour te malmener sans égard ni retenue.

Je me souviens de ces après-midis d’automne où l’enveloppe d’un ciel menaçant amplifiait l’angoisse et la mélancolie dans lesquelles te plongeait l’absence de mon père, ton mari. Ces interminables moments d’une jeunesse rayonnante qui ne débordait de rien d’autre sinon de patience et d’attente, au milieu du temps qui semblait te narguer en suspendant son vol, à des heures pas-du-tout propices à ton bonheur.

Ces instants cruels d’une douleur décemment contenue pendant lesquels, pour verser plus de larmes, tu me serrais dans tes bras, moi le petit dernier, comme pour puiser, de ces étreintes maternelles, l’énergie du désespoir et les forces nécessaires pour t’accrocher à une raison de vivre, et chasser l’ombre de cet homme toujours manquant. Cet homme parti ailleurs -pour mieux revenir et construire notre avenir nous disait-on- happé très vite par le tourbillon d’un exil féroce pour te laisser seule avec trois enfants, alors que tu n’avais pas encore consumé tes vingt-ans.

Je me souviens de ces prières que tu murmurais au Ciel, à la tombée de la nuit, pour combattre tes peurs, en attendant des lendemains meilleurs qui tardaient à se profiler pour te délivrer de ce cauchemar interminable rempli de solitude et d’abandon. Ce Ciel, que j’appris, en guise de coup de main à la mesure de mon enfance, à questionner aussi, finit par me lasser par sa surdité et son silence complice -déjà à mes yeux d’enfant- jusqu’à en devenir absurde et insensé.

Je me souviens de ces nouvelles que notre oncle nous livrait de son frère aîné, en lisant des encarts de journaux, le soir au coin de la cheminée. Ces premières nouvelles qui annonçaient son arrestation pour « port d’arme prohibée » suivie d’une condamnation pour « association de malfaiteurs et atteinte à la sûreté de l’État », et les suivantes qui le disaient tantôt détenu à Nancy, tantôt à la prison d’El-Harrach, et tantôt transféré à celle de Berrouaghia. Parfois, d’autres nouvelles le disaient s’être fait la belle de l’un ou l’autre des pénitenciers dans lequel il était détenu.

Je me souviens de ces deux ou trois soirées où l’on annonçait enfin son retour. Retour dont l’imminence donnait à ton visage des teintes radieuses et blafardes à la fois. Ce visage, très vite assailli par un flot d’incertitudes, se transformait en terrain de combat sur lequel s’affrontaient la joie et la tristesse, celle du bonheur de le revoir pour un ou deux soirs et l’inquiétude d’un autre départ.

Je me souviens, et tu me l’as rappelé récemment, de cette journée de révolte où les femmes du village avaient organisé une marche sur les sentiers qui menaient au campement militaire pour hurler et gémir de tout leur soûl contre l’armée coloniale qui venait d’embarquer tous les hommes, en représailles à un coup du FLN. Je me souviens de ces cris et lamentations que tu communiquais, dos contre poitrine, à l’enfant que tu portais à califourchon, lequel les transformait en sanglots incessants.

Tu avais beau lui dire à cet enfant hébété par la puissance de ces complaintes qui fusaient de cette foule compacte « Sussam a mmi, ur- ţagwad, da-s-naɛmal kan !» (Calme-toi mon fils, c’est de la comédie, ne t’inquiète pas !), rien n’y fit, je braillais de plus en plus fort, comme pour mieux amplifier tes sanglots que je ressentais comme une douleur de plus, une douleur de trop, même simulée, portée à une nature éplorée.

Je me souviens de ces soirées de folie sur la place du village où les hommes et les femmes dansaient à l’endiablée pour fêter le départ des roumis, pendant que, à l’écart, tu ne faisais qu’observer et faire semblant d’apprécier. Je t’épiais du coin de l’œil et comprenais bien que ton mari n’étant pas là, cette fête n’était pas pour toi. Je me souviens que pour t’entraîner sur la piste, une vieille du village t’avait lancé : -« allez, viens danser aussi Ourdia, et inchallah, Uḥric reviendra » ! Elle a su faire mouche la petite Faḍmuc ! Et, pour ne pas irriter les Dieux que, pour toi, elle venait d’invoquer, tu osas quelques petits pas et déhanchements incertains et furtifs. Histoire de ne pas contrarier cette incantation prononcée pour ton mari et son retour, l’unique synonyme à ton bien-être et ses contours.

Oui, il est revenu un soir d’avril, à la fin d’une journée éclatante, empaqueté dans un cercueil, pour enterrer tes derniers espoirs, tes ultimes illusions ! Tu n’avais que 37 ans ! L’âge où la vie commence pour les autres, la tienne soudain s’arrêtait, et nos ennuis ne faisaient que commencer.

Je me souviens de cette gifle, portée avec violence sur ta joue gauche par cet oncle odieux, moins d’un an après la mort de mon père. Ce jour-là, ma mère, du haut de mes dix-sept ans, pour une fois, comme jamais plus de ma vie, j’avais envie de tuer !

Je me souviens de cette convocation au tribunal d’Alger, à la suite d’une plainte déposée contre nous par cet oncle insatiable, lequel, non satisfait de piller l’héritage de tous les biens accumulés par mon père juste avant la guerre, s’était mis en tête de nous chasser et nous confisquer les dernières ruines du toit ancestral dans lequel nous étions retranchés et entassés.

Je me souviens du regard hautain que Mme la juge jetait sur toi, car elle trouvait anormal que tu ne comprennes pas l’arabe, allant jusqu’à te le reprocher, osant te signifier un « lazem t’atɛalmi » (Il te faut l’apprendre) impérieux que tu ne saisissais pas. Malmenée par une vie ingrate et un oncle vorace, te voilà devenue, pour couronner ton destin, étrangère sur ta propre terre !

Je me souviens de cet instant où mon départ pour la France se précisait, quand tu eus cette formidable réaction face à ceux qui s’en inquiétaient et n’y voyaient que malédiction -une de plus- pour toi : « França n-mmi telha, yebwi yidess araw-iss ! » (L’exil de mon fils est plaisant, il emmène ses enfants !). Qui d’autre que toi pouvait énoncer tel postulat ?

Je me souviens enfin de ces premières années d’exil, au milieu de la décennie de barbarie, quand, à chaque fois que je te faisais part de l’envie de te revoir, tu m’en dissuadais, l’instinct de protection toujours intact, par un discours clair et direct « Alla a mmi, qim dina, dagi l-ɛibad amkec a t’neqen » (Non, mon fils, reste où tu es, les hommes comme toi, ici on les abat !).

Je me souviens de tant et tant de choses. Mais aujourd’hui, je veux apaiser mon âme et te demander pardon maman ! Pardon de n’avoir pu tenir la promesse faite à mon adolescence, à la perte de ton mari, celle d’être toujours présent à tes côtés ! Et si je devais un jour faire mon chemin de croix, c’est celui de mon infidélité envers toi !

Ta vie, la nôtre, ne fut pas un conte de fées. Nos cauchemars nous furent toujours infligés par des proches. Il ne se trouva personne pour alléger le fardeau de la veuve et des orphelins que le sort nous avait réservé. Lorsque les tiens te pillent, au lieu de te défendre, pourquoi ne pas chercher protection ailleurs, et se réfugier sous des cieux plus cléments, là où l’humanisme n’a pas perdu ses derniers pions, et résiste encore aux appels de vieux démons ?

Comme tant d’autres, je suis parti maman parce que rien d’autre ne se profilait à l’horizon de ce pays martyrisé par une bande d’aventuriers, pour ma descendance, la tienne, à part cet enfer, celui que tu as vécu et hors duquel tu nous as si prestement et si dignement extirpés.

Tu t’es bien battu ma mère, et quoi que ta lignée accomplisse loin de la terre ancestrale, en Amérique, en France ou ailleurs, elle n’oubliera jamais que ses succès et ses triomphes, elle les doit, avant tout, à cette mère courage restée debout sur cette colline de Kabylie. Elle qui a porté le fardeau de tant de souffrances, pour tracer, contre vents, tempêtes et toutes sortes de malveillances, les chemins qui mènent à des endroits où règne encore la résilience.

(À suivre…) 

(Extrait du volume Mémoire(s) en dents de scie de Kacem Madani, Éditions Maïa, 2022, pages 34 – 37)

Nous remercions les Éditions Maïa pour l’aimable accord de reproduire ici ses fragments.

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Quatrième de couverture :

Ce livre retrace l’itinéraire atypique et non linéaire d’un Kabyle qui se retrouve à Alger à l’âge de 10 ans, à Nancy à 11 ans, et à 12 ans au sein d’une famille d’accueil dans un petit bourg de la Haute-Saône.
Durant ses années de préadolescence, il fait face et assimile très vite les cultures et les langues arabe et française. À l’âge de 13 ans, le voilà de nouveau à Alger pour une durée qui s’étale sur 25 ans, avant de revenir dans l’Hexagone pour y suivre un parcours du combattant qui lui permettra de décrocher un poste permanent dans l’enseignement supérieur et adopter la France et ses valeurs pour de bon.
Avec un style limpide, l’auteur nous entraîne dans un voyage initiatique cocasse qui se consomme sans modération.

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Pour consulter la présentation du livre sur le site des Editions Maïa : https://www.editions-maia.com/livre/memoires-en-dents-de-scie/

Courte biographie de l’auteur : De son vrai nom Belkacem Meziane, Kacem Madani est originaire de Larbaâ-Nat-Iraten, Algérie. Physicien de formation et de profession, professeur des Universités en retraite, diplômé de Florida Institute of Technology, il est chroniqueur dans le journal en ligne Le Matin d’Algérie depuis 2007.

 

 

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