Les Grands Entretien de la Rentrée littéraire 2022 : Emmanuelle de Boysson, « June »

 

 

J’ai voulu réhabiliter June, lui redonner sa place, et susciter l’envie à des biographes de s’inspirer d’elle

 

Emmanuelle de Boysson publie June, une biographie romancée de celle qui joua un rôle essentiel, vital et indispensable dans la vie de Henry Miller. Une énigme permanente entoure la vie de cette femme originaire de la Bucovine roumaine à l’époque, émigrée en Amérique avec ses parents, qui a peur d’affirmer ses origines juives, entreteneuse, serveuse et comédienne, mais surtout une femme qui croit au talent de son homme qu’elle rêve de voir au sommet du succès.

June Mansfield est un extraordinaire personnage romanesque qui ne pourrait pas échapper à votre œil attentif pour en faire un très réussi roman. Racontez-nous le chemin qui vous a conduit de la biographie de cette femme jusqu’à celle que vous venez de publier et qui lui redonne vie de manière si poignante et si réelle. D’où, ma question pourquoi June et pourquoi ce livre ?

Après « Je ne vis que pour toi », mon roman précédent sur la femme de lettres américaine Natalie Clifford Barney, Jean Chalon qui a publié les biographies de nombre de personnages féminins, saintes ou courtisanes, écrivaines ou milliardaires, m’a suggéré de m’inspirer d’Anaïs Nin. Jeune fille, j’avais été très marquée par son Journal. Un texte qu’on lisait sous le manteau, tant elle y parle de sexe, du plaisir, de ses amours et de ses émotions les plus secrètes avec une incroyable liberté. En même temps, je me disais qu’elle était trop connue, qu’il y avait déjà trop de livres sur elle. En discutant avec mon éditrice, Lisa Liautaud, une idée nous est venue : June était l’angle mort du trio Henry/ Anaïs/ June. C’était elle l’énigme, la personnalité à découvrir, un véritable personnage de fiction. D’ailleurs, on ne la connaît qu’à travers l’œuvre de Miller et le Journal d’Anaïs, ainsi que dans les ouvrages et biographies sur eux. J’espère qu’un jour quelqu’un fera des recherches approfondies sur June. Je ne suis pas biographe, j’ai préféré la faire revivre à travers un roman, la mettre en scène, me servir d’indices pour reconstituer sa famille, ses folles nuits, son monde intérieur et tenter de la comprendre, comme une comédienne puise dans sa palette d’émotions.

Tout au long du récit, votre héroïne nous laisse découvrir sa personnalité douloureusement complexe, à tel point que l’on a tendance à lui attribuer tant de qualités quant à son dévouement qu’elle porte à Henri Miller. Il la décrira d’ailleurs comme une obsession, un fantasme, un personnage de roman. En même temps, vous dites qu’elle a « une vie pleine de blancs à remplir ou à laisser intacts ». S’il fallait dresser le portrait de cette femme, que diriez-vous d’elle, et surtout quel rôle aurait-elle auprès d’Henri Miller, illustre inconnu à cette époque.

June est fascinante, belle, énigmatique, romanesque, affabulatrice, actrice, tour à tour généreuse et destructrice, ange noir et muse de Miller. Elle vit à Brooklyn, un quartier pauvre de New York où elle dort parfois chez sa famille qu’elle fait vivre, parfois chez des amis. Afin de gagner sa vie, elle travaille comme entraîneuse dans un dancing de Broadway, où, pour quelques cents, elle accepte de danser avec des hommes en quête de compagnie. C’est là, en 1923, qu’elle rencontre Henry. Un coup de foudre. Ils tombent fous amoureux l’un de l’autre. Très vite, la culture d’Henry la fascine, mais aussi le style des lettres qu’il lui envoie pour la séduire. D’une redoutable intuition, elle perçoit qu’il est doué et le voit comme un génie. En un sens, elle réalise son fantasme : être la muse d’un écrivain maudit. Durant sept ans, elle va se dévouer corps et âme, jusqu’à se sacrifier pour permettre à Henry d’écrire un grand roman, ce livre dont il rêve, mais qu’il ne s’autorise pas à commencer. Henry Miller lui doit tout : elle est la première qui a cru en lui, celle qui l’a poussé à partir à Paris pour y trouver l’inspiration.

Enfin, encore un trait de la personnalité de June qui attire l’attention et qui tient de son histoire personnelle. Vous écrivez : « Telle une rivière souterraine, la tristesse coulait en elle et l’eau débordait sans prévenir, selon les caprices de sa météo ». Encore une fois, qui est au fond June, si l’on pense à l’enfance, à l’adolescence très vite douloureuse, voire violente de cette jeune fille. Que pouvez-vous nous dire cette fois de June, de ce qui reste caché en elle-même, si tôt obligé de faire face à la dureté de la vie.

Vous avez raison, June cache ses blessures, celles de son enfance de petite fille exilée, celles dues à la dureté de sa mère et de plusieurs viols, dont l’un très violent. Elle a dû se battre très tôt et aider les siens. Son rêve a toujours été d’être comédienne. Elle fuit ce qui lui fait mal, s’évade, s’invente un passé de bohémienne, une autre mère, nie l’infirmité de son père. De même, elle cache la judéité de sa famille à Henry. Il finira par mener sa petite enquête, rencontrera sa vraie mère, découvrira ses origines, mais il est fasciné par le côté conteuse de June, capable de broder et d’imaginer toutes sortes de fictions. Un régal pour un écrivain.

La rencontre avec Henri Miller lui changera la vie. Mais comment et pourquoi s’est-elle mise dans la tête que cet homme, employé dans une société de télégraphie, avait du talent et devait devenir écrivain ?

Dès leur rencontre, June a été éblouie par la plume de Miller qui griffonne des carnets et écrit des petits textes, des articles sur ses copains d’enfance, son père tailleur, Brooklyn, ses ballades, ce vieux New York des artisans, de la prohibition aussi. Ce qui la frappe, c’est son art de croquer les détails du quotidien, même les choses moches, de ne pas enjoliver, d’oser le sexe, les prostituées, les bas-fonds. Ce qui plus tard inspirera la Beat Generation, et des écrivains comme Jack Kerouac. Et puis, Henry lui fait part de son rêve d’écrire un livre sur elle et de son admiration pour Dostoïevski ou Tolstoï. Ses blocages : il est inhibé à l’idée de ne pouvoir écrire comme eux et sa mère le regarde avec mépris lorsqu’il lui dit qu’il veut devenir écrivain. Il se lance pourtant à raconter la vie de douze télégraphes de la Cie des télégraphes où il est directeur du personnel. June trouve ce livre fort et le pousse à démissionner, à se consacrer à l’écriture. Il lui faut donc gagner la vie du ménage et elle fera toutes sortes de petits boulots, jusqu’à se prostituer pour qu’Henry puisse rester à la maison et s’attaquer à son chef d’œuvre !

June vit dans le tourbillon de la vie de serveuse, d’entraineuse, n’hésitant pas à glisser vers la partie sombre de ces milieux mafieux. À tel point qu’Henri Miller osera reconnaître dans ses liaisons « une prostitution efficace et légitimée ». Drôle de phrase pour une femme qui n’a comme but que l’émancipation de celui qu’elle aime, n’est-ce pas ?

Elle accepte de devenir une sorte de call girl par amour. De nombreuses allusions portent sur cette « prostitution efficace et légitimée » dans Crucifixion en rose, de Mille, et dans les ouvrages sur lui. June se rendait dans des cabarets où elle rencontrait des hommes fortunés qui lui donnaient de temps en temps de l’argent en échange de ses charmes. Ce n’était pas régulier. June séduisait avant tout. Et souvent les vieux messieurs. Ce qui est sûr, c’est qu’elle a agi librement, qu’elle mentait à Henry parce qu’elle l’aimait à la folie et qu’elle espérait qu’il serait un auteur reconnu.

Nous assistons au fil des pages à la naissance d’une vocation, d’un grand écrivain. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet, et surtout de la condition de l’écrivain, telle que celle incarnée par Henri Miller ? Je pense à ses hésitations, ses peurs, ses recherches et surtout à cette idée de rechercher autour de lui les vrais sujets, le vrai matériel pour fabriquer sa matière fictionnelle.

Henry Miller est à l’image de beaucoup d’écrivains. On ne le devient pas sans l’amour de la littérature. Si Henry désire tant être écrivain, c’est pour vivre comme ceux qu’il considère comme ses ancêtres, les écrivains qu’il vénère. Il a découvert la Bible lorsqu’il en lisait des passages à voix haute à son grand-père, adolescent, Nietzsche, puis il a dévoré les livres de Jack London, de Thoreau, de Ridder Haggard, d’Emerson, de Rabelais, de Boccace, de Bergson ou de Lao-Tseu. Il lit aussi comme un fou Huxley, Darwin, Gorki et tant d’autres.

Pour ce fils de tailleur, devenir écrivain est un rêve. Ce qu’il veut ? Parler de l’homme qu’il était avant de devenir écrivain : raconter les rues et le pont de Brooklyn, avec leurs escrocs, mendiants, Chinois, marchands à la sauvette, doux dingues ; les femmes, les dancings, les prostituées. Et bien sûr, June, leur rencontre, moment mythique, leur vie de bohême et l’aventure de June avec Jean Kronski, cette sculptrice assez déséquilibrée, sorte de punk qui partage leur loft. Il revient sans cesse sur ce qui l’a décidé à quitter son emploi à trente-trois ans et se jurer : « Je serai écrivain ou je crèverai de faim. »

Lorsqu’il travaille encore, il commence par écrire un roman sur douze porteurs de télégraphe, trois cents pages en cinq semaines, Clipped Wings ( Les Ailes coupées). Personne n’en veut. Il se désespère. Henry est capable de déprimer, mais c’est « un homme que la vie rend ivre », comme le dit Anaïs Nin. Ses doutes viennent sans doute de sa mère très autoritaire, ses peurs, de ses propres inhibitions. June va le libérer, faire renaître l’enfant en lui. Peu après leur mariage, le 1er juin 1924, elle lui propose d’écrire des poèmes, petits textes d’une page appelés mezzotins, qu’elle signe et vend dans des cafés, des cabarets. Miller écrit sur la prohibition, la pub, le cinéma, la bière, les dancings… Ces mini gravures ne se vendent pas. Sans le sou, ils montent un bar clandestin. C’est au cœur de sa vie de misère que germe l’idée d’un grand livre dont il dresse le plan dans des chambres de bonne ou sous-sols. Il lui faudra attendre trente ans pour le terminer. Après sa séparation avec June, seul à Paris, il termine Crazy Cock puis Tropique du Cancer, un succès en France car le livre est interdit en Amérique. Mon roman, c’est l’histoire de la naissance d’un écrivain !

L’Histoire majuscule prend une place d’honneur dans votre roman. Il faut dire que l’époque s’y prête en cette moitié du siècle dernier. Déjà June incarne à elle seule toute une tragédie du pogrom et de l’exil. En plus, cette Amérique pauvre qui plonge ensuite dans la crise rajoute à la tragédie de votre personnage et oblige le couple à vivre dans des conditions très difficiles. Parlez-nous de cette période, comment l’avez-vous saisie et recréée pour en faire le cadre le plus proche de la réalité pour votre roman ?

Les années vingt sont celles de la prohibition et du puritanisme en Amérique. Pour les récréer, je me suis pas mal documentée et j’ai voulu que le lecteur y fasse un voyage dans le temps. J’y décris avec force détails le vieux New York avec ses quartiers, le Broadway des théâtres, Greenwich et Brooklyn, ceux des artistes et de toute une faune d’exilés de toute l’Europe. La pauvreté y règne. A travers les déambulations d’Henry, on est avec lui, d’un café à l’autre, avec ses amis, tous assez farfelus. Quant à June, elle fait mille petits boulots. Je raconte les lieux où elle se rend pour faire du porte-à-porte proposer des bonbons, de la lingerie, mais aussi les cabarets, les types de la mafia, les souteneurs, la pègre. Parmi tout ce monde, parfois sordide, il y a des étoiles : une Indienne et Jean Kronski qui construit des marionnettes, la confidente de June.

Comment ne pas parler ensuite de Paris de l’entre-deux-guerres, du Paris artistique que June visitera une première fois, et reviendra pour vivre avec Henri Miller ?

1927, June et Jean fuguent vers la France, sans avoir les moyens de se payer la traversée sur le Rochambeau (c’est Henry qui leur envoie un mandat !). À Paris, elles descendent à l’hôtel Princesse et sont éblouies. À l’époque, Paris est une fête : à Montparnasse, les cafés sont bondés, on chante, on danse, on boit. Ça vit partout ! Elles rencontrent des peintres, visitent la ville avec gourmandise. Puis, June part à Vienne. À son retour, Jean a disparu. Elle s’est suicidée.

1929 : Crise économique mondiale. L’Amérique est invivable. Grâce à un avaloir pour un roman, Moloch, écrit par Henry et signé June, le couple part en tournée en Europe et fait un tour de France en vélo. Henry tombe amoureux de Paris.

1930 : Poussé par June, Henry s’installe à Paris. Il change douze fois d’hôtels, finit par être hébergé par Richard Osborne et rencontre Anaïs Nin. Lorsque June revient en France, Anaïs tombe d’abord sous le charme de celle qui est pour elle « la plus belle femme de la terre ».

Évoquons aussi le nom d’Anaïs Min et sa place dans le trio amoureux qu’elle forma avec le couple des Miller. Comment avez-vous traité et construit ce personnage ?

J’écrivais un roman sur June, alors je l’ai défendue, peut-être aux dépens d’Anaïs Nin. June a en effet été victime d’une trahison lorsqu’elle a découvert la liaison Henry et Anaïs. Pour « traiter » cette dernière, je me suis servie de son Journal et de biographies. Tout y est, mais il fallait l’incarner, que le lecteur la voit, l’entende, comme s’il assistait à ses dîners, qu’il la surprenait dans un des restaurants où elle invite June. Entre elles, une séduction mutuelle évidente, mais aussi un jeu, une forme de manipulation. June a besoin d’argent. Anaïs lui en donne, lui achète des sandales, lui paye son billet retour. June en profite et lui fait miroiter la possibilité du sexe. Rien de plus romanesque que le trio Henry, Anaïs, June !

Enfin, revenons un instant, en conclusion, au destin de June, de sa tendresse, son dévouement et surtout la nostalgie qu’elle éprouve en regardant en arrière toutes les années vécues aux côtés de celui qui devint grâce à elle un grand écrivain. « L’autre June, celle qui a tant vécu, éprouve soudain une immense tendresse pour la jeune femme qu’elle était ». Comment devrions-nous regarder cette femme, à presqu’une demi-siècle de sa mort, elle qui a fait de toute sa vie un don de soi, chose qui dépasse de loin le rôle de muse ou d’inspiratrice.

Elle dira à la fin cette phrase magnifique : « Dites à Henri que je suis fière de lui ». On dit que derrière chaque grand homme se cache un encore plus grade femme. Est-ce le cas pour June et Henri ?

Oui, c’est le cas pour Henry. June lui a tout donné, il lui a tout pris, mais elle est fière de lui. Sans elle, il ne serait pas cet immense écrivain qu’il faut relire, republier. J’ai voulu réhabiliter June, lui redonner sa place, et susciter l’envie à des biographes de s’inspirer d’elle. Mon roman n’a d’autre prétention, si ce n’est divertir le lecteur et l’émouvoir. Il est construit comme un western, avec des rebondissements, une certaine légèreté, j’espère. En tous cas, beaucoup de jeunes gens le lisent, ce qui me ravit, signe qu’il est accessible.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de l’auteure : ©marcantoinecoulon

Emmanuelle de Boysson, June, Éditions Calman Levy, 2022, 234 pages.

 

 

Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article