Nature vivante avec auteur : Laurence Biava

 

À mon père et à mon professeur émérite de piano, Joëlle Désessarts-Rheins.

« Bach, sur le plan musical, n’est pas un homme du XVIIIème siècle, ni du XVIIème siècle, même s’il l’est aussi fatalement. Il est d’abord un homme du XVe siècle. Après tout, nous-mêmes, quoi qu’au XXIe siècle, ne prétendons-nous pas, tout honte bue, vivre selon les principes du Siècle des Lumières ? Les formes de la musique de Bach, y compris dans l’usage contrapuntique, sont celles de tous les grands compositeurs de la fin du Moyen-Âge. C’est d’une telle pertinence que la seule architecture qui évoque sa musique, avec laquelle elle fond aussitôt dans l’imaginaire, est celle des cathédrales. » (Stéphane Barsacq – Météores)

À sept ans (l’âge de raison !) déjà et sans mesurer la violence des mots, mon père chantait par cœur « Mourir pour la patrie, c’est le sort le plus beau, le plus digne d’envie etc». Il fut élevé à Saumur, la ville du Carrousel et du Cadre noir. La sonnerie du clairon fut sa première éducation musicale. Comme une cloche au couvent, ce clairon marquait les heures du jour, celles du lever et du coucher, celles des repas. Et la caserne proche de marquer de son retentissant rappel les heures de lever de rassemblements, de repas, et comme on disait à l’époque le soir, d’extinction des feux. Des paroles, souvent tues, sans tenue poétique, accompagnaient les repas. Présent aux prises d’armes, les enfants suivaient les musiques militaires, du temps de la France triomphante, pendant lesquelles il fallait écouter, au garde à vous comme un soldat, l’hymne national et la sonnerie aux morts précédée ou suivie d’une minute de silence. Le rituel n’était pas exclusivement français. Malher, né en Moldavie, a fait un large usage des marches et sonneries militaires – celles de l’armée autrichienne – qui avait frappé son imagination d’enfant et qu’il me fit écouter, avec lui, bien des années plus, dès l’adolescence. L’enseignement musical structuré, prodigué à l’école, se limitait à quelques chants patriotiques et pour un jeune français, à la Marseillaise, sans que le maître ou l’élève ne mesure la portée du refrain. Le sang impur – « qu’un sang impur abreuve nos sillons », ne pouvait être que celui des soldats ennemis ! Et l’enfant de guerre, mon père, a entendu, tête baissée, les chorales de ceux-là au temps de la France vaincue. Les cloches des églises sonnaient à des heures différentes mais précises celles de l’Angélus du matin et du soir, celles des messes et des vêpres. Hélas, elles sonnaient le tocsin et le glas plus souvent que les Magnificat ou les Te Deum. Elles seules d’ailleurs savent combien de fois elles ont sonné le glas pour les soldats morts mais, pas plus que les hommes qui les commandent, elles ne l’ont pas sonné pour les morts oubliées. Dans le final de la Symphonie fantastique, Hector Berlioz a associé des cloches aux trompettes du jugement dernier. Tous les bruits de guerre couvraient un éventail sonore allant comme en musique des aigus aux graves. Puérilement, l’enfant de guerre identifiait les mitraillettes et les mitrailleuses aux violons et violoncelles de l’orchestre, l’explosion des obus et des bombes aux percussions. Papa écoutait les commentaires des adultes :  cette bombe n’est pas tombée loin » ou « Le bombardement s’éloigne » comme s’il parlait de la foudre. En 2001, lorsque nous parlions ensemble de mémoire, de néant, de mort, de séparations, de toutes ces bombes humaines, assommés que nous étions par la tragédie du 11 septembre, il me citait Artaud : “la vie n’a aucune espèce d’existence choisie, consentie, déterminée. Elle n’est qu’une série d’appétits et de forces adverses, de petites contradictions qui aboutissent ou avortent suivant les circonstances d’un hasard odieux. Le mal est disposé inégalement dans chaque homme, comme le génie, comme la folie. Le bien comme le mal sont le produit des circonstances et d’un levain plus ou moins agissant ». Dans sa détresse d’enfant de guerre qui n’entendait que des plaintes, mon père reçut une éducation musicale particulièrement sensible, affinée par des chants religieux. Ce fut celle que je reçus. Les cantiques, dont je suis friande avait parfois, par la force des choses, une résonance patriotique. De « Dieu est avec la France », l’enfant déduisait que Dieu était contre les ennemis de la France ! Beaucoup de compositeurs de musique ont réuni les élans patriotiques et les élans religieux qui ont baigné mon éducation musicale. La messe Glaogolitique de Leoš Janáček est un exemple : la culture slave, comme par hasard, y est sublimée. La messe du couronnement de Liszt également. Insidieusement, elle affirme l’identité de la minorité hongroise au sein de l’empire Autriche-Hongrie, le souverain étant doublement couronné à Vienne et à Budapest. D’autres compositeurs ont dénoncé le nationalisme exacerbé de quelques peuples d’Europe. La France n’a pas été épargnée. Dans son « Ouverture 1812 », qui commémore la déroute de Napoléon en Russie, Tchaïkovski a intégré une marseillaise déliquescente. Et Beethoven, d’abord séduit pas la révolution française mais déçu par « la dictature napoléonienne » a composé « La Victoire de Wellington » rebaptisée par les français « Bataille de Vitoria » pour fêter la défaite de Napoléon contre les espagnols. Sait-on que Beethoven s’y moque des français en parodiant non plus la Marseillaise mais la chanson « Malbrough s’en va en guerre » ? Il était d’autant plus amer que quelques années plus tôt, Bonaparte lui avait indirectement inspiré la 4ème symphonie dite héroïque. Au cœur de la deuxième guerre mondiale, Dimitri Chostakovitch, désigné comme le Mahler du 20ème siècle, a magnifié le peuple russe et l’armée rouge. Encore un compositeur que l’idée du suicide hanta toute sa vie. Oui, toute sa vie, il fut balloté par le régime soviétique entre les honneurs du pouvoir communiste et les humiliations d’une commission de censure selon qu’une œuvre plaisait ou déplaisait. Il lui fut reproché par cette dite commission d’utiliser dans ses symphonies des voix jadis attachées à la littérature orthodoxe, celle des basses chantant à l’unisson. C’est ainsi : par ordre du pouvoir politique, les œuvres artistiques devaient servir le régime, être des déclarations publiques autour d’un contenu humain reconnaissable. Par exemple, les 11ème et 12ème symphonies de Beethoven commémorent les 40ème et 44ème anniversaires de la Révolution d’octobre. La 7ème symphonie –celle dite de Leningrad – écrite en 1941 est contemporaine du siège et des bombardements de cette ville. La 8ème symphonie, écrite en 1943, évoque les horreurs de la guerre – le clairon – encore lui ! – qui y est intégré avive le sentiment de terreur. Et la 13ème symphonie dite Bbai Yar désigne le lieu où des milliers de juifs ont été massacrés par les nazis. Darius Milhaud, membre du « groupe des six » comme Honegger et Poulenc et un temps secrétaire de Claudel – a transposé des mélodies folkloriques juives en « chants populaires hébraïques ».

C’est toute cette éducation musicale et mélomane qui m’invita naturellement à m’asseoir devant un piano aux abords de mes 7 ans. J’avais deux professeurs, celui de mon frère cadet et le mien que j’allais visiter le jeudi, quand il n’y avait pas classe. Peu de dire que j’aimais jouer Beethoven : pour parfaire mon jeu musical, mon père m’achetait les disques des pièces que je jouais en cours. (plus tard les CD succéderont aux 33 tours). J’ai beaucoup « pianoté » avant d’entamer des morceaux plus conséquents, plus durs, qui nécessitaient une technique pointue que je n’ai jamais réussi à réellement posséder. Les partitions de Diabelli, de Schumann, de Mozart, de Schubert s’amoncelaient sur le côté du piano, et faisaient la joie de mon frère Guillaume, semble-t-il plus doué que moi. Je me souviens que j’étais pressée de tout apprendre, de tout savoir très vite. Je jouais d’une manière rapide, imparfaite, très staccato. De formation classique, j’ai tâté du boogie-woogie et du jazzy à l’âge de 14 ans. J’ai stoppé net, préférant les cordes de Bach, qui ne m’a jamais quitté et que j’écoute en permanence, dans mes moments récitatifs et spirituels.  

C’est mon professeur actuel depuis un an – Joëlle Désessarts-Rheins, professeur au Conservatoire de la Celle Saint-Cloud – qui a le mieux compris mon amour passionnel pour la musique classique et le mieux cerné mes défaillances techniques.  Nous avons tout repris de zéro, après, pour ma part, quelques trente-cinq ans d’arrêt de jeu. Des discothèques à Bordeaux chez les parents complètent à loisir le réapprentissage et de l’oreille musicale déshabituée, et du solfège. Avec mon professeur actuel, je retrouve des sensations perdues. J’ai totalement égaré en cours de route la maîtrise du rythme, de la mesure, du temps. Déchiffrer un morceau, en comprendre le sens, la ligne, les soupirs et les respirations nécessite une rigueur à part entière, à l’image d’un texte que l’on appréhende et dont on tente de cerner et d’approuver le sens littéraire. Désormais du niveau d’une élève de troisième année, je refais miens les gammes, les arpèges, et les répétitions en escalade ou désescalade du Hanon. Disons-le ouvertement : Joëlle a beaucoup de mérite, et il faut lui décerner la médaille de la patience ! Avec elle, j’apprends ce que je n’ai jamais su : la gestuelle grâce à son jeu gracieux et délié, le poids de la main, les travaux sur les courbes des doigts, le toucher, et c’est toute une nouvelle gestuelle à son égal que je m’efforce d’appliquer depuis un an. Il n’est pas si simple de comprendre qu’on a sans doute mal appris, que rien ne s’improvise et qu’on ne joue pas le nez en l’air, au gré du vent. Aujourd’hui, grâce à celle qui joue tant de morceaux à la perfection dont l’Adagio BWV 974 de Bach/Marcello – son interprétation est divine -, grâce à la passion musicale qui est la sienne et qu’elle décuple en moi, je découvre un peu de Rachmaninov, d’Haydn, quelque pièce de Mozart, de Chostakovitch, compositeurs dont j’ignorais tout.  Il est peu de dire que je m’efforce de cesser de « pianoter ».

Une amie photographe m’avait un jour interviewée au sujet de mon éducation musicale et pianistique. À la question « quel est ton morceau préféré (et celui que tu n’as jamais joué) », j’avais hésité entre les préludes de Chopin, les vastes expériences de Bach, quelques morceaux de Haendel. Finalement, j’avais cité la Campanella de Franz Liszt. J’avais répondu que j’étais dingue de ce morceau et de l’interprétation absolument extraordinaire qu’en fait une célèbre pianiste russe. C’est à cause du rythme fou de la pièce ; sa folle cadence prend aux tripes. Personne ne peut lui résister, et se lever après l’écoute, comme au concert, est, à mon sens, un passage obligé. Entendre cette mélodie structurée en couplets dégringoler et remonter sur le clavier est pur ravissement. Je ne connais pas de son meilleur et plus beau que celui du piano. Le final de cette Campanella est un feu d’artifices sonore et presque tactile. Le corps est saisi, il en frissonne. J’explose de joie et mon corps exulte chaque fois. Oui, la musique m’apporte paix et réconciliation. A 7 ans, la vérité est que je me mettais au piano chaque fois que je voulais intérioriser un état d’âme, une réflexion que je ne voulais partager avec personne. La musique est mon refuge, comme la littérature. J’aime la musique religieuse, fort lyrique, discursive. La musique est mon rempart dressé contre ce monde offensif. Merci à mon père et à Joëlle de l’avoir si bien compris.

Pour accéder au site de Joëlle Désessarts-Rheins : https://joelledesessarts.com/

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