Shumona Sinha « L’autre nom du bonheur était français » (Éditions Gallimard, 2022)

 

 

Qu’est-ce qu’une langue, quel est son pouvoir et comment nourrit-elle notre capacité à comprendre et à aimer le monde, à exprimer notre joie et à crier notre colère ? C’est à ces interrogations et à beaucoup d’autres que tente de répondre la romancière Shumona Sinha dans son dernier livre L’autre nom du bonheur était français, qui vient de paraître aux Éditions Gallimard.

Comment ne pas penser aux « mots qui font vivre » aux « mots innocents » de Paul Eluard ? L’écrivaine franco-indienne est une femme passionnée, au regard fulgurant et au cœur qui bat à la chamade. « Extrême dans le malheur, démesurée dans le bonheur », comme dit Camus de lui-même, elle façonne à sa manière la couleur secrète de sa vie et de son ciel où, toujours selon Camus, « pluie et soleil, midi et minuit » se succèdent passionnément, éperdument. Les mots d’ordre proclamés dès le début de son roman proviennent de cette quête alerte qui finit par proclamer que « la langue et l’amour étaient indissociables ». Il faut considérer ces mots dans leur pure nuance esthétique comme une conséquence de la découverte de la poésie et de sa splendeur. « Écrire était notre éducation sentimentale », nous dit-elle. Elle ajoute « La lecture restait la seule voie vers la liberté » pour nommer l’idéal de toute une génération vivant dans une société patriarcale et dans une langue considérée mineure.

Vient ensuite le premier contact avec la langue française qui deviendra très rapidement sa « langue vitale ». D’où cette déclaration : « Une langue n’est pas un ensemble de codes alphabétiques mais une idée d’une vie ». On comprend pourquoi ses mots vont de pair avec « les mots qui font vivre » de Paul Eluard.

Le récit de ce parcours – vital, répétons-le, tant cet adjectif est ici vrai et juste –, déclenche une avalanche de questionnements, surtout lorsqu’il s’agit de comprendre non pas le cheminement de son apprentissage linguistique, intéressant sans doute, mais moins révélateur, mettant en avant sa valeur ajoutée, pour utiliser ici un barbarisme, que la langue française offre comme cadeau civilisationnel, « un espace neuf, inconnu, sauvage » où « chaque mot y était un arbre qui cachait et donc promettait la forêt ».

Shumona Sinha suit en cela les traces de tant de prédécesseurs célèbres qui ont fait du français, qui n’était pas leur langue maternelle, un horizon promettant tous le jours le miracle d’une lumière renouvelée, corset sublimé pour un philosophe comme Cioran, porte ouverte vers le sublime pour Romain Gary, pays où il fait bon y habiter pour Camus et Cioran et pour tant d’autres et, enfin, « ventre de baleine » dont il faut « toucher la carcasse et reconnaître son immensité » pour Shumona Sinha, arrivée en France à l’âge de 28 ans.

« Savoir comment on écrit en français quand on vient de loin – apprenons-nous – est une variante de la question fondamentale : comment écrit-on ? »

À travers ce questionnement, un nouveau chapitre s’ouvre dans la géographie narrative de son récit. Il s’agit d’interroger désormais le mécanisme secret qui fait de la langue un outil d’expression de la pensée, des sentiments, de son identité, l’outil esthétique qui sublime la création littéraire. Écoutons-la nous dire qu’« écrire dans une langue qui m’a été d’abord étrangère […] change, transforme, bouleverse, non seulement la forme, mais aussi le fond, la substance de ma pensée ». Passer du bengali à la langue française a été pour elle « un accès à l’abondance, au dépassement de [soi], à la volupté ».

Reste à découvrir dans les pages qui suivent ses combats, ses bouleversements personnels, ses révoltes et ses nombreux questionnements quotidiens. Le cœur est plus complexe que la langue de son introspection, les fantômes du passé ou les peurs et les doutes du présent restent encore plus difficiles à dire. Prisonnière de son quotidien parisien, Shumona Sinha vit la dégradation de la langue française comme une torture qu’on ne cesse d’infliger à elle-même et à l’image idéalisée qu’elle s’est toujours faite de la langue française.

Ses combats pour la justice, son parcours intellectuel et personnel, ses convictions, se prises de position, sa vie personnelle tiennent à un fil sensible qui s’identifient à l’espoir de préserver la beauté de soi, du monde et celle de la langue qu’elle voit comme « moyen d’émancipation, en tant que femme, en tant qu’écrivaine ».

C’est à travers cette grille qu’il faut lire ses livres, y compris celui-ci, et c’est par ce prisme qu’il faut regarder son parcours, ces chemins de l’Inde jusqu’en France, du bengali à la langue française, du combat de sa jeunesse à la révolte de voir d’aujourd’hui le monde se dégrader, s’enlaidir.

Mais avant tout, Shumona Sinha porte en elle une âme solaire, sensible et tumultueuse, mais surtout attentive à sa condition de femme et d’écrivaine « arrivée au point de non-retour où mon pays natal m’est inaccessible, et mon pays d’adoption reste toujours inatteignable ».

Cette langue qu’incarne et nourrit son âme.

La littérature reste, quant à elle, la patrie de l’ineffable et des mots qui guérissent et qui naissent pour « adoucir le cours du temps », comme disait Borges.

À nous de la chérir et de la porter très haut comme un phare qui éclaire le monde. 

Il est urgent de nous tourner plus que jamais vers la préservation de nos valeurs d’humanité afin de pouvoir rester debout et conjuguer le verbe être au futur et de dire que, oui, l’autre nom du bonheur sera français. 

Dan Burcea

Photo : © Francesca Mantovani Éditions Gallimard

Shumona Sinha, L’autre nom du bonheur était français, Éditions Gallimard, 2022, 208 pages.

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