Les Grands Entretiens de la Rentrée littéraire 2023 : Jeanne Pham Tran, «De rage et de lumière»

 

 

De rage et de lumière est le premier roman de Jeanne Pham Tran publié aux Editions Mercure de France. Le dyptique suggestif sur lequel est construit son titre en dit long sur son contenu et sur la manière dont agissent ses personnages, la mère de la narratrice qui lutte contre un cancer en phase terminale et le docteur anglais Jack Preger, médecin des rues et fondateur de Calcutta Rescue. Quel lien entre cette mère mourante et ce don Quichotte du Bengale, comme elle le surnomme, et dont elle a fait la connaissance à travers un film au cinéma ? Et pourquoi, pour tenter de définir nos personnalités, la narratrice nous parle « des écorces qui nous protègent, nous façonnent, nous font tenir debout » ? Quelle définition de l’identité est-elle en train de formuler à travers cette image pour essayer de comprendre la joie et la lumière qui nous constituent, la souffrance qui nous traverse et la volonté qui nous aide à continuer notre combat ?

Avant d’essayer de répondre à ces questions en préambule, permettez-moi de revenir au tout début de l’histoire et de vous demander quel rôle a joué le film sur le docteur Jack Preger réalisé par Benoît Lange et Pierre-Antoine Hiroz, dans l’écriture de votre roman ?

Ce film fait partie des hasards et des rencontres heureuses et propices de la vie. J’étais à St Malo, au Festival Étonnants Voyageurs, je visionnais un film sur les marins-pêcheurs, je m’ennuyais, alors je suis sortie de la salle pour entrer dans celle d’à côté, sans savoir ce qui y était projeté. Ce deuxième film s’appelait « Dr Jack » et racontait l’histoire d’un homme extraordinaire qui a consacré sa vie à aider les autres : il était médecin des rues à Calcutta. J’ai été autant intriguée par la vie hors du commun de cet homme, par son dévouement que par son caractère bourru, son refus d’être filmé, de s’exposer, de se dévoiler. Alors j’ai voulu aller voir.

Dès le début de votre roman, vous annoncez la couleur du récit prêt à se déployer : « ne pas – ne plus – perdre de temps, […] risquer de vivre ». Pourquoi cette urgence qui vous fait dire que « le temps était compté » et que vous qualifiez comme étant une « question proustienne, physique et philosophique » ?

Cette urgence de vivre, et peut-être cette rage de vivre, m’a été transmise par ma mère au moment où elle apprend qu’elle est atteinte d’un cancer. Quand le verdict tombe, quand on vous donne 2 ans à vivre, quand tout s’écroule autour de vous, le temps prend une forme, une coloration, un goût très différents. Soudain, le quotidien, les obligations, les choses que l’on fait mécaniquement et sans plaisir sont relégués au fond de la cave. En tout cas, c’est ainsi que j’ai ressenti et vécu les choses avec ma mère : son urgence et sa rage de vivre ont déteint sur moi. Il n’était plus question d’être prudente, mesurée, plus question de se projeter dans l’avenir, de régler et de tempérer sa vie. Il fallait soudain vivre intensément, et nous avons mis, mes sœurs et moi, toute notre énergie à lui insuffler l’énergie dont elle avait besoin pour vivre ces dernières années qui ont finalement duré 7 ans.

Le temps est une question proustienne car c’est un feuilletage, un palimpseste. Le temps n’est jamais vierge, il est toujours fait de strates, de couches précédentes. Il y a des temporalités qui se télescopent, qui se répondent, qui se font écho. Il y a un temps qui rétrécit ou s’étire. Le temps de la douleur, de l’attente est un temps immensément, insupportablement long. Le temps de la vie, de l’urgence de vivre quand on se sait malade, le temps des retrouvailles et le temps de la joie est toujours trop court, frustrant, volé. Puis, il y a le temps de l’écriture, qui est hors du temps, si je puis m’exprimer ainsi. Et c’est dans ce temps de l’écriture que les diverses temporalités peuvent éventuellement se rencontrer.

La figure maternelle fait son apparition au pas de velours, en préfigurant déjà le début d’une souffrance qui s’annonce. Vous écrivez, en prenant comme témoins vos deux sœurs : « Ce n’était plus le sourire rassurant de la mère courage que nous avions connue, il avait maintenant la grâce fragile d’une madone. Il était transparent » Pouvez-vous nous aider à faire connaissance avec l’être cher qui était cette femme, votre mère ?

Il est impossible de vous présenter ma mère, et de manière générale, il est impossible de faire le portrait d’une personne en quelques mots. C’est pour cela qu’il a fallu un livre. Et même dans un livre, j’avoue à plusieurs reprises mes lacunes, mes manques biographiques et mes manques certainement aussi à percevoir la totalité de sa personne et de sa personnalité. On ne connaît jamais vraiment un être, même sa mère. Il suffit de commencer par nous-même, on se connaît très mal. On peut apercevoir des choses, avoir des impressions, des images, des sentiments, des souvenirs, des expériences vécues ensemble, mais cela ne signifie pas que l’on connaît quelqu’un.

Ma mère était une personne, elle est devenue un personnage. Comme Jack. Ce qui m’intéresse dans ces personnes, c’est précisément leur complexité, leur profondeur. C’est cela qui me permet d’en faire des personnages. Chez ma mère, la complexité vient de son rapport à la mort, qu’elle refuse. Elle est à la fois habitée par une rage de vivre communicative et magnifique, et terrifiée donc arcboutée, en résistance complète contre la mort, ce qui ne rend pas ce « passage » facile. Chez Jack, la complexité vient de son rapport à ses enfants : c’est à la fois un médecin, un « sauveur », un homme extraordinairement bon pour nombre de pauvres et de laissés-pour-compte des bidonvilles de Calcutta, et c’est aussi un père qui n’a pas su être père pour ses propres enfants, un « père avorté, en pièces ». Et mes deux personnages m’intéressent parce qu’ils luttent chacun à leur manière pour une cause impossible : le cancer pour l’une, la pauvreté et les maladies qui y sont liées pour l’autre. Il y a dans ce combat vain et que je trouve si courageux une espérance, une beauté, un élan qui m’inspire.

Il y a dans les pages qui suivent, et d’ailleurs tout au long de votre roman, des phrases d’une beauté inouïe, faites de mots exprimant votre amour, j’ose dire votre adoration pour votre mère. Un seul exemple pour l’illustrer, même si les occurrences sont nombreuses : « J’avais les yeux rivés sur le corps allongé, encore vivant et palpitant de ma mère. Je ne le reconnaissais pas, je le découvrais comme si je le regardais pour la première fois, avec pudeur et inquiétude. […] J’approchais ma main tout doucement de sa joue creuse pour sentir la chaleur de sa peau contre la mienne ». Parlez-nous de ce regard d’une douceur absolue. Parlez-nous aussi de la peur qui vous saisit lorsque vous pensez : « J’avais peur. Peur que tout s’arrête d’un coup, peur que cela se produise sous mes yeux. Peur de vivre sans elle. »

Oui, c’est un texte rempli de douleur, de peur mais aussi de douceur et d’une forme de pudeur. Des mots qui riment étrangement, n’est-ce pas ? C’est en vous lisant que je m’aperçois de ces correspondances, de ces assonances.

Tout vient du regard. D’un côté, on a peur de regarder la mort en face, on souffre de voir l’autre souffrir. De l’autre côté, c’est par le regard que l’on porte sur l’autre que peut naître la douceur. C’est dans la façon de regarder l’autre que l’on peut faire preuve de pudeur. Le regard est à la fois l’origine du mal et le remède. Ce que m’ont appris Jack et ma mère, c’est que l’on peut travailler sur ce regard, on peut apprendre à regarder, on peut modifier notre perception des choses. Et j’irais même plus loin, on ne peut pas changer le monde, mais on peut changer notre regard sur le monde. On ne peut pas aller contre le cycle de la vie et de la mort, mais on peut changer notre regard sur ce cycle. C’est cela que j’ai appris au contact de ces deux personnages : c’est une révolution du regard et c’est une grande consolation.

Et puis il y a l’arrivée dans le récit du docteur Jack. Retenons pour l’instant ces phrases qui pourraient être considérées comme les prémices de cette rencontre unique : « Voir la souffrance lui a indiqué le chemin. Elle lui a fait connaître la fragilité et la miséricorde. Nous apprenons de nos faiblesses, dit-il ». Est-ce que cette rencontre fait partie pour vous « de ces coïncidences qui fonctionnent comme des révélateurs » ? Quel impact a-t-elle sur vous à ce moment précis de votre roman ?

La rencontre de Jack fonctionne comme un révélateur parce qu’il me parle de la souffrance, de la fragilité, de la miséricorde à un moment où j’en ai tant besoin. Et d’une certaine façon, les mots de Jack pansent les maux de ma mère. J’ai beaucoup réfléchi à cette lubie que j’ai eu de partir rencontrer Jack en Inde à ce moment précis de ma vie où ma mère est si malade. Qu’est-ce que je cherchais ? Jack était à la fois une fuite, un prétexte, une quête. Le mot « prétexte » est vraiment très adéquat ici : écrire un « pré-texte » sur Jack me permettait de libérer l’encre sur un autre personnage que moi, sur quelqu’un d’extérieur à ma famille, c’était plus confortable. Comme si écrire sur Jack était nécessaire pour ensuite écrire sur moi, sur les miens.

Avant de vous interroger sur la personnalité de cet homme si particulier, restons encore le temps d’une question sur ce que cette rencontre a eu comme conséquence pour vous. Pouvez-vous nous aider à comprendre la signification de ces paroles que vous écrivez au moment de faire sa connaissance : « J’avais cru que Jack serait le personnage qui m’aiderait à m’éloigner de moi, à échapper à l’histoire que je n’arrive pas à écrire. Je m’étais emparée de Jack comme d’une bouée de sauvetage. À son insu, je me servais de son histoire pour régler quelque chose avec moi-même » ?

Jack est à la fois un personnage en soi et un personnage qui me sert de médiateur, d’outil, de pivot pour atteindre un autre personnage, ma mère. Je crois qu’au début Jack est un instrument et non une fin en soi dans ce voyage en Inde. Puis, Jack se dévoile peu à peu, et dans l’arrière-cuisine de son âme, je vois ses blessures, ses manques, ses échecs qui me renvoient à mes blessures, mes manques, mes échecs. Il y a une succession de retournements, de double ou triple fonds, de feuilletages, de diffraction des correspondances. Je m’accroche à ce personnage, à son histoire, parce que je vois en Jack tous les personnages de ma famille. Il est un peu ma mère, un peu mon père, un peu chacune de mes sœurs. Donc il m’aide à me connaître moi-même.

Mais peut-être que ce n’est pas seulement le personnage de Jack qui est comme cela. Si l’on pousse ce raisonnement plus loin, on pourrait se dire que si tout à coup on s’intéresse à autrui, à un ou une inconnu(e), qu’on cherche à le ou la connaître, qu’on s’intéresse, qu’on fouille, qu’on sonde, qu’on reconstitue un itinéraire, une vie, des vies, des morceaux de vie, indirectement, cela fait miroir, on se voit forcément à travers l’autre, quel qu’il soit. On croit écouter une autre histoire que la sienne, et on s’aperçoit que nous avons tant en commun. On réalise que cet Autre que l’on écoute, c’est aussi un peu nous-même. Des liens se tissent, des bouts de compréhension, des éclairages, des flashs de lumière sur des pans de notre vie.

Et encore ces phrases, si vous me permettez : « Jour après jour, je réalise que ce livre, nous l’écrivons à deux. Jack avec sa réticence, ses zones de silence, et moi avec mes manques, ma douleur, mon orgueil, mes défis ridicules et ma pensée magique. » Qu’est-ce que tout cela veut dire sur votre écriture, sur la part de vous-même qui se cache dans tout cela ?

Cela veut dire qu’on écrit avec ce qui nous manque. On écrit avec nos silences, nos trous de mémoire, nos zones d’ombre. Sans cela, il n’y a pas d’écriture. Si tout est limpide, lucide, blanc, alors on glisse sur la page immaculée comme sur une piste de poudreuse. Dès qu’il y a des ombres, des gouffres qui s’étirent comme de l’encre noire, alors il se produit ces arabesques, ces petits caractères noirs que l’on appelle « écriture ». Mon écriture vient de ces gouffres, de ces questionnements, de ces forêts, ai-je envie de dire. L’écriture est à la fois une exploration des forêts, des cavernes de l’âme, et une orée, une sortie, une ouverture vers la lumière. Mais je crois que l’un ne va pas sans l’autre.

Pour revenir à Jack Preger, vous décidez de partir en Inde à sa rencontre. Pouvez-vous nous parler de lui, de son histoire personnelle, de son parcours et de sa décision de s’engager dans l’humanitaire ?

Jack Preger, plus encore que ma mère, ne peut pas se résumer en quelques mots, c’est pourquoi il a fallu un livre pour lui rendre sa complexité. Encore une fois, ce n’est pas un homme qui est ceci ou cela, c’est un personnage qui m’intéresse par ses contradictions, par sa complexité, par ses parts d’ombre. Je crois que l’on ne perçoit jamais la totalité d’un être, mais on peut reconstituer des prémisses de vérité en allant chercher dans ses contradictions. En quelque sorte, on ne peut faire qu’un portrait en creux d’un personnage.

Jack est né en Angleterre en 1930, mais il vient d’une famille juive polonaise dont presque tous les membres, restés en Pologne, sont morts dans la Shoah. Il est devenu fermier au Pays de Galles après de brillantes études à Oxford. Puis à 37 ans, il a entendu l’Esprit Saint lui ordonner de devenir médecin. Il a alors commencé des études de médecine et a été diplômé à 43 ans. Là, il a entendu un appel à la radio pour se rendre au Bangladesh en tant que médecin volontaire, et il est parti. De l’Asie, il n’est jamais revenu.

Mais que sait-on de lui une fois que l’on a dit cela ? Rien, pas grand chose. Il n’y a pas que les faits, il n’y a pas que les actions dans une vie, il n’y a pas que ce qu’on écrit sur un CV, il y a aussi les silences, les vacances, les zones d’ombre, le rire, l’humour et le caractère bien trempé de Jack qui résiste aussi bien à la caméra qu’à mes questions. C’est tout cela qui fait Jack.

Si son histoire personnelle peut être décrite ainsi, il y a chez Jack Preger une grande partie de sa vie intérieure qui reste secrète. « En écrivant sur Jack, je cherche sa part invisible. » – écrivez-vous. Quelle est cette part secrète ? Est-ce qu’elle se retrouve dans les quelques métaphores qui le décrivent, comme le don Quichotte du Bengale, l’homme qui marche de Giacometti, le médecin qui a inspiré La Cité de la joie, l’homme qui entend la voix du Paraclet ? 

La part secrète de Jack est précisément celle à laquelle je n’ai pas accès. Mais je tourne autour avec ces personnages dont vous parlez et avec mes manques à moi aussi sans doute. J’ai dit plus haut que Jack fonctionne comme un révélateur pour moi. Mais je pense que l’inverse est aussi vrai : Jack me renvoie à moi, et je renvoie Jack à lui-même. Mais tout dialogue ne ressemble-t-il pas à un jeu de miroir ? On échange, on écoute, on se réfléchit.

Tout ce livre pose la question : qui sommes-nous ? qui est Jack ? qui est ma mère ? qui suis-je ? qui sommes nous une fois que l’on s’est défait de toutes les couches qui nous recouvrent ? qui sommes nous au fond une fois que toutes les apparences, les identités que l’on donne à voir, sont ôtées ?

Revenons, si vous le permettez, à la mère mourante restée en France et avec laquelle vous continuez à converser par visio. Il y a dans votre livre, je le répète, des pages d’une telle beauté qu’elles méritent toutes d’occuper la place de longues citations. Qu’il me soit permis encore celle-ci qui décrit vos pensées peu avant la mort de votre mère : « Je peux même avouer qu’il m’est arrivé de ressentir une forme de tranquillité : une mère ne meurt jamais. Ce n’était tout simplement pas possible. Pendant des mois, j’ai oscillé entre ces deux visions du monde, de la vie et de la mort ». Pourquoi une mère ne meurt jamais, selon vous ? Qu’y a-t-il d’éternel qui soit contenu dans cette image ?

L’éternité de la mère et surtout l’idée que ma mère est infiniment présente, vivante, irradiante n’est pas une formule. C’est un ressenti profond, grave, sérieux. J’ai éprouvé au moment de sa mort physique, et j’éprouve toujours cette présence, cette lumière qui me vient d’elle et me pousse dans la vie. Ce n’est pas seulement dû au lien très fort qui nous unissait de son vivant, c’est aussi le résultat de cette transformation du regard que Jack, d’une certaine façon, m’a aidé à opérer. La vie n’est peut-être pas la vie, la mort n’est peut-être pas la mort. 1 + 1 ne font peut-être pas 2. Si l’on remet en cause ces concepts, ces définitions, ce que l’on met derrière ces mots, alors notre regard peut changer. Si la mort n’est plus qu’un passage, qu’un épisode de la vie, de nos vies, si la mort n’est plus cette séparation effrayante mais une présence différente, alors notre expérience peu à peu change. Plus encore que la notion d’éternité, c’est la notion de pleine présence dont je peux parler. De la même manière que Jack croit que le Holy Spirit l’accompagne dans sa vie, dans ses difficultés, ma mère m’accompagne partout désormais. Il a fallu qu’elle meurt pour que je comprenne qu’elle ne mourra jamais.

Votre roman contient également le testament laissé par votre mère. Le voici : « Promets-moi de rester unie avec tes sœurs. C’est le plus important. Et promets-moi de faire attention à la beauté. Oui, prends soin de la beauté ».  Une double question s’impose. D’abord, que représente pour vous la sororité ? Et puis, quelle place occupe pour vous cette beauté dont les contours sont si larges, si poreux dans ce monde ?

En effet, ce sont les mots qu’elle prononce dans son dernier lit à la maison Jeanne Garnier. La sororité à laquelle elle tient tant, c’est ce lien qui m’unit à mes deux petites sœurs. Nous avons grandi ensemble, nous avons à la fois une complicité, des souvenirs, des expériences vécues et des traumatismes communs. Mais surtout, nous avons traversé ensemble, très soudées, la maladie puis la mort de notre mère. Je crois que les deuils, les ruptures soudent ou séparent. En tout cas, ils produisent un cataclysme dans une famille. Plus rien n’est comme avant. Après être devenues des « mères » pour notre mère, nous sommes devenues des « mères », des « filles », des « sœurs » l’une pour l’autre. Nos relations se sont sensiblement transformées. La bienveillance, l’écoute, la douceur ont pris le dessus sur les mesquineries, les petites jalousies, les agacements, les colères. La sororité est survenue en même temps que la maladie de notre mère : c’est le genre de lien auquel on ne fait pas attention parce que c’est déjà là, c’est une donnée de l’existence, ce n’est pas un choix personnel. Et pourtant, si on y prête attention, si on l’entretient, si on y met de la douceur, de la lumière, de l’écoute, il peut aussi devenir un choix, un chemin que l’on décide d’emprunter.

La beauté dont parle ma mère, celle dont il faut prendre soin, est à la fois un amour du beau, des belles choses, de l’art, de l’esthétique, de l’élégance, mais aussi lié à la beauté intérieure, celle des âmes. Pour voir cette beauté intérieure, il faut apprendre à regarder. C’est vraiment la leçon que j’ai tirée de ces dernières années auprès de ma mère et des quelques moments passés avec Jack : apprendre à voir, voir au-delà des apparences, observer, porter attention. Tout cela demande du temps, de l’écoute, une disponibilité d’esprit, une empathie. C’est un long chemin. Je n’en suis qu’au début. Mes sœurs ont beaucoup d’avance sur moi !

Permettez-moi de conclure sur une image qui réussit selon moi à résumer au mieux votre roman. Vous interrogez la condition héroïque du docteur Jack, en vous posant cette question si juste : « Les saints et les héros n’existent-ils que dans les mythes ? ». Je retournerai au tout début de votre livre pour relever un autre questionnement sur la fuite que la vie nous impose très souvent. « Et toi, qu’est-ce que tu fuis ? » vous avait-on demandé un jour. Vous concluez : « Mais si nous creusions au plus profond de nous-mêmes, nous réalisions que nous n’étions que de pauvres fugitifs ». Pensez-vous, à la lumière des expériences de votre mère et du docteur Jack, que l’être humain n’a que ce choix entre ses peurs qu’il fuit ou au contraire ce sont l’espoir et l’action qui arrivent lui faire surmonter la condition de sa finitude ? 

Je vais répondre d’abord à la question des héros. Il m’apparaît au fur et à mesure de l’écriture que Jack et ma mère sont deux personnages héroïques. Très différents des héros chevaleresques et mythologiques : ils ne combattent pas avec des armes, ils ne conquièrent pas de territoire ni de femme. Jack dit qu’il lutte contre des moulins à vent. La misère et le cancer sont des ennemis bien difficiles à abattre. En cela, je trouve qu’ils sont des héros des temps modernes.

Quant à la question de la fuite, je vous retourne la question : et vous qu’est-ce que vous fuyez ? Je crois que dans nos choix de vie, il est important de ne pas se leurrer, on agit souvent aussi pour fuir quelque chose. Il ne s’agit pas de juger si c’est bien ou mal, simplement d’en avoir conscience et de chercher ce que l’on fuit, pourquoi ça fait mal, et comment la fuite, l’éloignement, la distance peuvent nous aider à affronter cette douleur. En réalité, c’est nous-même que nous fuyons et on se rend vite compte que ça ne marche pas. On ne se sépare pas de soi. Donc nos fuites sont vaines. En revanche, si on est conscient de cette vanité et que les fuites sont l’occasion d’un retour sur soi, d’une exploration pour une meilleure connaissance de soi, alors c’est l’occasion d’avancer. Fuyons pour mieux revenir en quelque sorte ! C’est exactement ce que je crois du voyage : on s’éloigne de chez soi, on part, pour mieux se connaître soi-même. Le détour n’est pas inutile, il permet de changer de point de vue, de modifier le regard, de voir autrement.

Quant à la question des peurs ou de l’espoir et de l’action, on ne choisit pas entre nos peurs et nos actions, on essaie d’éviter d’avoir mal, de ne pas trop se cogner aux murs. On fait ce qu’on peut. On fait rarement le mal pour faire le mal. Parfois on agit mal en réponse à un autre mal qu’on a subi. En revanche, quand on reçoit autant d’amour, autant de lumière d’une mère ou d’un homme tel que Jack, on a confiance pour ouvrir les yeux, pour regarder les autres et à l’intérieur de soi. La confiance, c’est l’inverse de la peur. Si on a confiance, tout s’ouvre, tout s’adoucit, tout s’espère, ai-je envie de conclure.

Propos recueilli par Dan Burcea

Photo : © Vincent Reynaud

Jeanne Pham Tran, De rage et de lumière, Editions Mercure de France, 2023, 216 pages.

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