Interview. Claire Boitel : « La langue est le personnage principal, celui qui seul s’adresse au cœur esthétique du Lecteur »

 

 

Née en 1972 à Boulogne-Billancourt, certifiée d’italien, lectrice-correctrice dans l’édition, Claire Boitel publie depuis 1997 divers recueils poétiques et récits puissants, oniriques, proches du surréalisme. Collaboratrice régulière des Hommes sans épaules, de Poésie/première, Claire nous parle ici de La nuit est toi, son dernier livre, histoire d’amour mêlant plusieurs registres, plusieurs voix, publiée par les éditions « Fables fertiles », la toute nouvelle maison de Guylian Dai.

Dans un essai désormais célèbre[1], Jean-Yves Tadié parle de « récit poétique » pour évoquer des textes ne suivant pas la logique classique, traditionnelle, du roman, et où la poésie tient la première place. Pourrions-nous parler de « récit poétique » à propos de La nuit est toi ?

C’est surtout au niveau du style que cela se passe. La pensée, au lieu de suivre la ligne droite, sèche et sans invention personnelle de la langue commune, fait des crochets jouissifs, se laisse ravir par des extases syntaxiques, non pas gratuitement, mais dans le but d’aller au plus près du centre de beauté du lecteur. Tout grand roman est un récit poétique. Cela dit, pour répondre précisément à ta question, mon récit suit le fil d’une histoire, voire de plusieurs histoires, contrairement à nombre de récits dit poétiques où il ne se passe rien et où l’on a affaire surtout à des descriptions ou des états d’âme.

On est d’emblée frappé par la dimension onirique du livre. Tu as été publiée par la Librairie-Galerie Racine et par Rafael de Surtis, deux éditeurs proches du surréalisme. Quels rapports entretiens-tu avec ce mouvement ?

Je suis depuis ma naissance surréaliste. Une configuration particulière de mon cerveau. D’étonnants courts-circuits s’opèrent. C’est surtout visible dans mes deux premiers recueils de poèmes, Le Chirurgien des braises et Les Os voyeurs, où des feux d’artifice se donnaient rendez-vous dans ma tête. Depuis, j’ai appris à maîtriser ces fulgurances. Sont nés, en poésie, le plus sage Objets de la Demoiselle (aux éditions Librairie-Galerie Racine) et en prose, le court roman Vitamines noires (chez Rafael de Surtis) où le fil narratif est très présent. Mais en effet, le mouvement surréaliste, que tu pratiques toi-même dans certains de tes ouvrages ainsi que dans la ligne éditoriale de ta collection « Éléphant blanc » (aux éditions Unicité), demeure un mouvement ami.

On est également frappé par la fulgurance d’images souvent audacieuses, surprenantes. Tu as édité plusieurs recueils. De fait, d’une manière générale, te sens-tu davantage romancière ou davantage poète ?

En réalité, et en cela je rejoins la tendance actuelle, je suis avant tout écrivain, sans cloisonnement, sans barrière de genre. Je me rends de plus en plus compte que l’essentiel est la langue au service de la pensée. Quand je rédige des articles critiques, je mets la même intensité que lorsque j’écris de la fiction. In fine, la langue est le personnage principal, celui qui seul s’adresse au cœur esthétique du Lecteur. La langue est un violon !

Figure récurrente, telle la Béatrice de Dante, Éléonore parcourt le récit, constituant une sorte de fil d’Ariane. Nous n’en savons pas beaucoup sur ce mystérieux personnage (est-elle morte ? Vivante ? S’agit-il d’un ange ?). Peux-tu nous en dire plus ?

Éléonore porte un beau prénom comme elle porte un beau corps. Un corps typé d’ange effectivement, avec son teint de lait et sa chevelure blond vénitien, et en tant qu’ange, elle existe et n’existe pas, elle est morte et vivante à la fois, elle incarne la Beauté. Une telle splendeur appelle un splendide assassin. Un jeu de doubles.

À la fin du livre, tu évoques une jeune noyée, sous le Pont Mirabeau. On songe naturellement à Apollinaire (au poème « Le Pont Mirabeau »), et, dans une moindre mesure, à l’Inconnue de la Seine, qui fascina tant de créateurs. Comme dans tes précédents ouvrages, l’eau est un élément angoissant, chargé de menace, mais aussi le lieu d’une transformation, d’un passage ver la Mort ou vers l’Inconscient, dans lequel on plongerait. Qu’en penses-tu ?

Alors que la mer, et l’eau en général, m’est une mère, dans combien de rivières, de lacs et d’océans ai-je nagé ! Étrangement je ne cesse de faire des cauchemars où l’eau se transforme, telle une sorcière. Tantôt la mer est à pic, tantôt elle grouille de poissons surréalistes serrés comme des sardines dans une boîte, tantôt elle est boueuse. Toujours dans mes rêves nocturnes, elle est interdite à mon désir. Apparemment, je n’ai pas fait le tour de mon inconscient.

Ton livre est marqué par l’érotisme, mais aussi par une certaine violence. Estimes-tu que le sexe soit nécessairement lié à la mort, au sang ?

Au bout du bout du romantisme, l’amour est la mort. Certaines personnes connaissent cela dans la réalité, la plupart s’embourbent dans le confort ou se consolent dans l’alcool de la perte de la fée Absolue.

Tu convoques plusieurs artistes et auteurs, tous très différents, dans ton récit. Quelles figures t’inspirent ? De quels créateurs te sens-tu le plus proche ?

Je vais de créateur en créateur comme on va de princesse en princesse dans les contes. Des centaines m’inspirent. Dans La nuit est toi, récit tourmenté, je cite le peintre Francis Bacon pour les yeux et le compositeur Dimitri Chostakovitch pour les oreilles. Ils s’accordent à mon texte.

Comme Victor Hugo, tu évoques également une sorte de bouche d’ombre. De même, on ne sait pas vraiment qui écrit le livre, le récit. S’agit-il de manuscrits retrouvés ? Est-ce toi qui parles, ou ton inconscient, chargé de fantasmes, de rêves parfois cruels ou apaisés ?

Chaque être a plusieurs claviers en lui, plus ou moins puissants. J’anime quelques-uns de ces claviers dans La nuit est toi. Comme Flaubert déclarait Madame Bovary, c’est moi, j’avoue que les deux principaux personnages de ce récit, traversant les âges, sont moi. Il n’y a d’apaisant et d’apaisé que la beauté, malgré le sang et les avanies.

On songe parfois aussi, notamment au début, au Cantique des cantiques. Tu emploies parfois un vocabulaire quasi religieux. Ton écriture procède- t-elle d’une forme de spiritualité ? Et si oui, peux-tu nous en dire davantage ?

J’ai été traversée par la religion et l’amour, les deux se ressemblent ; on nomme cela la mystique. Peut-être la mystique est-elle ce qui glorifie l’être humain sur terre, ce qui lui fait toucher intérieurement l’infini. Mais dans mes livres, dont La nuit est toi, c’est dans l’être humain que l’on trouve le dieu.

Par-delà la violence, la présence de cimetières, l’omniprésence de la mort, on voit émerger des moments de bonheur, dans ton écriture, notamment à travers la relation amoureuse. Te sens-tu heureuse quand tu écris ? L’écriture rend-elle heureux ?

Écrire, c’est être soi-même au point de devenir un autre. C’est, enfin, exister à son point le plus haut, non pas en tant qu’animal comme lorsqu’on nage ou qu’on court et que le corps exulte, mais en tant qu’intelligence suprême. Il n’y a  d’équivalent à cela sur Terre que la passion amoureuse ou la mystique. Lorsque j’écris, j’éprouve ce plaisir indescriptible qui réunit tous les plaisirs, et plus encore. Je me suis longtemps demandé, dans la mesure où j’ai aussi peint et même composé de la musique et que j’éprouve une immense jouissance à Voir et à Écouter, quel était l’art le plus sublime. J’ai fini par trouver la réponse : ce n’est ni la peinture, ni la sculpture, ni l’architecture, ni la musique, c’est l’écriture, et plus précisément l’écriture poétique ou personnelle. Les deux termes pour moi se valent. On en a un bel exemple avec l’écrivaine Colette. Oui, je suis heureuse quand je me sens écrire quelque chose qui me plaît, c’est pour cela que je n’écris qu’en état de pleine énergie, afin de laisser monter en moi cette fulgurance dont tu parlais et qu’on appelle aussi inspiration. J’écris très vite et jamais de façon laborieuse. Je préfère ne pas écrire plutôt que de me traîner dans des mots gris. L’écriture, pour moi, c’est ouvrir un coffre à étoffes précieuses et non musarder dans une garde-robe de prêt-à-porter.

Entretien par Étienne Ruhaud, avril 2022.

BIBLIOGRAPHIE DE CLAIRE BOITEL

Poésie

  • Le Chirurgien des braises, Librairie-Galerie Racine, 1997.
  • Les Os voyeurs, Librairie-Galerie Racine, 2000.
  • Objets de la Demoiselle, Libraire-Galerie Racine, 2019.

Romans

  • Au nom des incandescences, Édilivre, 2010.
  • Le Bal de l’observatoire, Édilivre, 2010.
  • Journal d’un iota, Édilivre, 2010.
  • Vitamines noires, Rafael de Surtis, 2020.
  • La nuit est toi, Fables fertiles, 2022.

[1] Le récit poétique, Gallimard, 1978.

 

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