Interview. Goûts du Liban – Le voyage en mets et en mots de Noha Baz

 

Les Éditions Mango publient Goûts du Liban, un beau livre dans lequel Noha Baz rédige les textes et assure la rédaction des recettes originales et traduit en même temps de l’anglais celles conçues par le grand chef Joe Barza.

Au-delà de cette présentation conventionnelle, disons ici toute l’émotion qui traverse ce livre, toute la lumière et les saveurs qui l’accompagne, ainsi que toute l’admiration qu’il suscite en nous présentant des figures de la diaspora libanaise du monde des Arts et des Lettres.

Nous vous convions à une discussion passionnante avec Noha Baz.

La fameuse formule de Brillat-Savarin « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es » n’a pas pris un ride depuis maintenant presque deux siècles. À cela, permettez-moi d’ajouter celle dont vous parlez dans votre livre : « Au Liban, la cuisine est à l’image de ses habitants à l’hospitalité légendaire, une cuisine du soleil et du cœur ». Cela m’amène à vous demander quelles ont été les motivations qui vous ont conduite à la publication de ce très beau livre ?

Mes motivations, cher Dan, sont dans l’énoncé de votre question et dans la phrase que j’ai donc choisi d’écrire pour parler de la cuisine libanaise : le soleil et le cœur.

Le cœur tout d’abord, parce que j’ai toujours regardé le Liban avec le cœur💓, sans occulter hélas ses problèmes quotidiens mais en choisissant de souligner la beauté d’une Terre et la richesse d’un terroir plutôt que de déplorer les coupures d’électricité et le manque d’essence.

Un an de travail pour présenter sous le meilleur angle un pays dont vous sentez les fondations vaciller, les murs se lézarder mais auquel vous croyez plus que jamais parce que vous connaissez la ténacité de son peuple.

Pour offrir aussi à ceux qui l’ont quitté une façon de le transmettre.

Et que les goûts et les saveurs racontent à merveille un pays, bien plus fidèlement que les livres d’histoire…

Le soleil ensuite parce que, comme pour tous mes livres, les droits d’auteur vont à des enfants à travers l’association Les Petits Soleils ☀️

En effet, écrivez-vous, vous avez toutes les raisons de ces choix. Mais il faut redire que du cœur vous en avez même a revendre, si l’on pense à l’énergie que vous mettez dans votre activité. Prenons ici un premier exemple en vous invitant de nous parler du prix littéraire gastronomique Ziryâb que vous avez fondé en 2014. De quoi s’agit-il et pourquoi a-t-il la réputation d’un pont culturel entre l’Orient et l’Occident ?

Le prix littéraire Ziryâb concentre ma passion pour les livres et pour la gastronomie.

À l’issue d’une table ronde au salon du livre de Beyrouth en 2014, autour de la culture gastronomique libanaise où nous étions réunis Farouk Mardam Bey et moi-même j’évoquais l’idée de lancer un prix littéraire gastronomique afin de rendre hommage et justice à ce que je pense être un véritable art !

Nous étions début novembre, la saison des prix littéraires battait son plein en France et, répondant à l’invitation de l’Orient littéraire, autour d’une table beyroutine riche de saveurs en bord de mer je défendais la place de la littérature gastronomique. Pas celle de simples livres de recettes de cuisine mais celle qui raconte une belle histoire de tradition ou de transmission, qui parle de cette « mémoire du ventre. . . » qui est la première à se constituer chez un être humain. De cette littérature assez proustienne qui fait référence à la bibliothèque du goût que nous retrouvons chez tout être humain, qui l’accompagne toute sa vie et qui résiste à tout ! ( l’âge, les maladies liées aux troubles de la mémoire commets maladie d’Alzheimer etc …)

Le prix récompense donc chaque année un livre gastronomique francophone dans lequel la littérature a une place de choix et qui raconte comme je l’ai dit une belle histoire cultuelle culinaire de transmission et de traditions.

J’ai choisi de baptiser le prix du nom de Ziryâb par affection pour Farouk et son magnifique livre La cuisine de Ziryâb qui m’a nourrie durant des années de ses merveilleuses pages mets.

J’ai établi ce prix et l’ai voulu comme un véritable trait d’union entre l’Orient et l’Occident. Né au moment des violences et des horreurs de Daech, c’était pour moi qui avais été élevée dans une double culture totale, avec une mère suisse et un père levantin, une façon de rappeler que l’Orient pouvait être également source de beauté d’élégance et de culture.

De façon générale je préfère largement bâtir des ponts plutôt que des murs !

Le fait d’inviter chaque année l’auteur récompensé à visiter le Liban et à organiser le séjour de plusieurs personnalités de la gastronomie en mettant en avant leur art et leurs écrits tout en leur montrant le Liban que j’aime est un pont humaniste et gourmand où la table qui rassemble fait merveille !

N’oublions pas de parler dans un autre contexte mais dans le même registre de l’association Les Petits Soleils dont vous avez dit un mot tout à l’heure. Il s’agit d’une autre facette brillante de votre carrière de médecin pédiatre. Tout cela est raconté dans un magnifique livre Il n’y a pas de honte à préférer le bonheur. Pouvez-vous en dire plus  ?  

 « Les Petits Soleils» est une association que j’ai fondée il y a maintenant vingt-quatre ans et qui est la suite logique de mon métier de pédiatre.

Comment puis-je être médecin et ne pas penser tous les jours au serment d’Hippocrate qui dit « tu soigneras l’indigent de la même façon que le nanti… »!?

Son but est d’offrir une égalité de chances à tous les enfants vivant sur le sol libanais sans distinction de race ni d’appartenance religieuse ou ethnique. Totalement apolitique et non confessionnelle, elle vient au secours des enfants en détresse d’où qu’ils viennent. Pour moi c’est l’humain d’abord !

Dans cette vaste entreprise j’ai sensibilisé bon nombre de médecins toutes spécialités confondues à commencer par mon mari ophtalmologue. Tous opèrent et consultent pratiquement bénévolement.

Les frais d’hospitalisation, de suivi, les examens paracliniques, le suivi psychologique, les prothèses, les médicaments etc… Tout est pris en charge par l’association …

Et puis, hors contexte médical, des amis fabuleux sont venus me seconder. Un, en particulier, Salim Eddé, président d’honneur de l’association et véritable pilier moral. Une tête bien faite et un cœur intelligent, polytechnicien fondateur de la société Murex et par ailleurs grand collectionneur de minéraux… Nous avons en commun la passion de la physique-chimie (et par extension la cuisine !). Salim nous offre régulièrement les salles du musée Mim ( Musée des minéraux à Beyrouth deuxième plus beau au monde dans sa catégorie) pour célébrer les fêtes de Noël avec les familles que parraine l’association.

Pour ne rien gâcher, il est également très fin gourmet. C’est donc dans l’écrin de son musée que j’organisais les rencontres littéraires et gastronomiques et remettais jusqu’en 2019 le prix Ziryâb.

Il enchantait tous les invités en leur faisant lui-même une visite guidée des lieux avec une anecdote à chaque merveille présentée.

Après douze année d’études en médecine, vous décidez de suivre en 2009 un cursus de hautes études du goût et de la gastronomie à l’université de Reims. Avec votre thèse qui a comme titre « La transmission du goût aux enfants », vous faites le lien entre ces deux domaines d’excellence, la médecine et la gastronomie. Comment vivez-vous cette harmonie entre l’une et l’autre ?  

Le choix de mon sujet de thèse « La transmission du goût aux enfants » m’a semblé une évidence. Nourrir un enfant c’est aussi lui donner une clé pour son avenir santé. Une assiette bien choisie est le premier pas vers le bien-être. C’est ce que je pratique moi-même au quotidien ainsi que pour ma famille et mes amis.

Ça n’empêche pas le plaisir ! Bien se nourrir ne signifie pas être au régime en permanence, ce que beaucoup de gens confondent !

C’est juste choisir d’être un gourmand du bien-être et appendre à choisir sa gourmandise. Manger intelligent s’apprend tous les jours en tenant compte des goûts de chacun.

Revenons, si vous me permettez, au contenu de votre livre qui vient de paraître. Déjà, en 2016, vous avez publié aux éditions L’Orient des livres La Recette d’où je viens. Peut-on dire que Goûts du Liban que vous venez de publier cette année et qui fait l’objet de notre conversation est une continuation de ce premier ? Qu’apporte-t-il de nouveau comme choix et comme démarche ?

Je suis très heureuse de voir que vous avez saisi la ressemblance entre les deux livres ! Les personnes qui l’ont remarqué sont très rares. L’exercice était donc facile pour moi et grâce à l’intelligence de la directrice éditoriale Aurélie Cazenave j’ai réussi à faire bouger légèrement les lignes éditoriales habituelles à ce genre d’ouvrages et en imposer mon style d’écriture. Vous en avez parfaitement saisi la sensibilité en lisant les portraits…

Intégrer la rencontre d’une personne dans un écrin qui lui est propre est bien plus chaleureux qu’en faire une simple description télégraphique. Ce qui change par rapport à La Recette d’où je viens c’est que dans Goûts du Liban le choix est plus restreint car il s’est porté sur le côté littéraire et artistique et privilegie surtout les Libanais vivant en France qui portent chacun à sa façon le Liban en eux, en lui donnant des lettres d’excellence.

J’ai évité l’écueil de personnalités (toujours les mêmes ) que l’on sert toujours au public européen et préféré faire un choix plus éclectique où l’amitié et l’authenticité sont au premier plan.

En parcourant les pages magnifiquement illustrées, le lecteur s’imprègne de nombreuses sensations de lumière venant de votre pays bercé par le soleil et béni par tant de richesse. En abordant le sujet du déroulement du repas libanais, vous écrivez : « Au Liban, la table est inséparable de toutes les fêtes et de toutes les célébrations et se décline en diverses façons ». Difficile de résumer ce rituel ! Et pourtant, pourriez-vous nous le décrire en quelques mots ?

Vous avez parfaitement saisi la lumière du livre. Les photos et les paysages sont l’œuvre de plusieurs photographes libanais et reflètent des lieux que j’aime particulièrement au Liban. Certaines d’entre elles sont prises chez moi à la maison par Milad Ayoub, un photographe dont j’aime particulièrement le regard avec qui j’ai déjà travailler d’autres ouvrages notamment La nuit de la pistache doublement récompensée aux Gourmands International Awards.

Quant au rituel des repas de fête … il y a énormément à dire. C’est d’ailleurs le sujet d’un prochain livre…😊 Patience !😊🥂

Et puis il y a les produits gorgés de soleil et d’un goût transmis à travers les magnifiques images que vous nous donnez à voir. S’il fallait  donner une idée à nos lecteurs, pourriez-vous choisir et nous présenter trois de ces produits ?

En ce qui concerne les produits libanais j’en aime tellement… difficile de choisir, mais, si je devais en présenter trois, ce seraient :

  • Les agrumes et particulièrement les mandarines. La mandarine le mérite. Malgré ses pépins, ce fruit a un parfum unique synonyme pour moi d’hiver et de Fêtes de Noël. Je l’utilise aussi bien pour parfumer une soupe de lentilles aux épinards traditionnelle au Liban pour les vendredis d’hiver ou je remplace le jus de citron habituellement utilisé par du jus de mandarines que pour les desserts où le zeste de mandarines fait merveille.
  • Les dattes: j’adore toutes leurs variétés et les accommode de plusieurs façons. À la maison, pareil qu’avec la mandarine. Elles accompagnent aussi bien les gigots que les desserts.
  • Le lentisque ou meskeh : que l’on appelle également mastic de lentisque. Si je devais résumer l’Orient en une saveur (comme je le dis dans un autre de mes livres qui vient de paraître aux Éditions de l’épure : Le mastic de lentisque dix façons de le préparer) ce serait pour moi celle du lentisque mélangé à la fleur d’oranger.

Impossible de ne pas remarquer votre incroyable capacité de saisir la beauté humaine, sans doute à vos yeux, la plus précieuse. Les portraits que vous nous offrez au fils des pages sont d’une profonde sensibilité. Qui sont les gens que vous avez invité à faire partie de votre voyage et comment les avez-vous choisis ?

Merci de votre remarque bienveillante ! Vous êtes vraiment très fin observateur !

À la fin de mes études de médecine et après un internat effectué en pleine guerre civile où l’horreur faisait partie du quotidien, j’ai décidé une fois pour toutes de regarder du côté de la beauté du monde et de la retrouver également dans certaines personnes que je choisis avec soin. Je suis d’un caractère sociable mais en même temps très instinctive ! Je choisis soigneusement les personnes dont je m’entoure et dont je perçois immédiatement l’authenticité et l’amitié. La médiocrité et la mesquinerie sous toutes leurs formes me font fuir !

Je préfère les ignorer, ce qui me donne beaucoup de sérénité et me permet de continuer à m’émerveiller tous les jours. Contre le gris du monde je ne connais pas de meilleure recette !! 😊…

Pour cet émerveillement, les livres représentent une source intarissable !

Les rencontres avec les personnes choisies pour illustrer Goûts du Liban se sont faites, vous le devinez, sur une base d’amitié et d’admiration intense.

Vénus Khoury Ghatta est une femme qui a ouvert tellement de portes à la poésie et à l’écriture libanaise, tout en douceur et féminité. Beaucoup d’amitié me lie à ses filles.

Hala Warde, extraordinaire architecte, a porté les couleurs du Liban à la biennale de Venise en vraie championne ! Une longue histoire d’amitié familiale nous lie. Donc penser à elle était une évidence. Discrète et brillante, le plus dur a était de lui faire accepter d’être dans la lumière.

Il en est de même pour pratiquement chacune des personnalités invitées.

Nadine Labaki est un monument de talent et d’intelligence de cœur, prêt à relever plein de défis.

Ibrahim Maalouf est un cœur, il est encore plus à fondre depuis qu’il est devenu papa. Sa merveilleuse épouse Hiba est comme son prénom l’indique en arabe un cadeau pour le Liban !

Adonîs est unique ! Poète immense fédérateur et courageux une très belle amitié me lie à sa fille Arwad. Son épouse Khamiss a été un de mes professeurs d’arabe les plus marquants et m’a aidée à apprivoiser cette langue difficile pour moi, car apprise à l’âge de dix ans.

Bref, ce lien intime et ténu établi au fil de l’amitié et du temps avec ces personnes me permet de saisir ce qu’elles sont vraiment.

Il ne s’agit donc pas seulement d’un entretien mais plutôt d’une histoire que je partage dans ces portraits. Je les raconte dans leur cadre et pas à travers une image publique. La confiance est essentielle pour se confier, vous ne trouvez pas ?

Je les remercie infiniment chacune pour la générosité avec laquelle elles ont offert leur temps, leurs madeleines de Proust, leurs petites recettes et astuces en cuisine.

Elles sont, chacune à sa façon, un levain sûr et un modèle certain pour les générations à venir.

Elles ont vécues l’exil et la nostalgie mais ont su apporter au Liban de la lumière et de l’espoir.

N’oublions pas qu’en fin de compte, Goûts du Liban est aussi un livre de recettes. Y a-t-il une hiérarchie dans ces plats, comment se suivent-ils dans la présentation que vous faites ?

Pour les recettes de cuisine, mettre en avant le talent de Joe Barza, dont j’admire le talent et la créativité et avec lequel j’ai une grande complicité gourmande, m’a semblé une évidence. Il porte partout (un peu comme moi ) le Liban en bandoulière.

À ses recettes savoureuses j’ai rajouté les miennes.

Il est anglophone donc j’ai commencé par traduire ses recettes et les mettre au format éditorial demandé.

Comme vous l’avez vu, le livre comporte plusieurs parties comme dans un repas libanais.

Avec mezzes, plats, desserts… mais ce qui donne un twist au livre c’est qu’il est parsemé d’étapes et de stations gourmandes. J’ai raconté par exemple l’histoire du pain dans notre pays, ses traditions et ses multiples variétés et ensuite ses recettes.

J’ai raconté le zaatar (thym, en français), ce condiment qui fait partie de l’ADN de tout libanais pour introduire la Manouché, cette galette parfumée que l’on peut déguster à toute heure de la journée partout au Liban.

Une façon très personnelle de parler de la cuisine du pays tout en restant fidèle à ses plats types.

Et comme d’habitude s’il y avait besoin de le préciser TOUS MES droits d’auteur vont à mes Petits Soleils ☀️

Permettez-moi de conclure, en vous demandant de commenter cette phrase qui en dit long sur votre démarche : « Ce livre est une ode au Liban, que j’ai toujours regardé avec le cœur et dont j’essaie de transmettre le meilleur ». Je retiens, quant à moi, deux mots ode et transmettre. Je vous laisse le privilège de les compléter avec la beauté de votre amour pour votre pays.

Une ode, oui, parce que c’est carrément une déclaration d’amour à un pays dont je salue la beauté et les possibilités et que je déplore de voir aujourd’hui dans l’état de corruption et de fonctionnement boiteux dans lequel il se trouve.

Ce que je sais c’est que tant qu’il y aura des enfants qui y naîtront l’espoir restera obligatoire et qu’il faudra nourrir !

Quant à la transmission, elle est à la base de tous mes ouvrages. « On transmet une terre comme on transmet une langue», disait Mahmoud Darwiche. Je suis totalement acquise à l’idée.

Et transmets ces goûts avec beaucoup d’amour afin de donner à tous les enfants exilés et à leurs parents l’envie de revenir et de rebâtir.

J’espère que ce voyage en mets et mots vous a donné l’envie de venir voir et goûter toutes ces merveilles.

Je serais très heureuse de vous y accueillir !

Propos recueillis par Dan Burcea

Noha Baz, Goûts du Liban, Éditions Mango, 11 novembre 2021, beaux livre.

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