Interview. Jean-Luc Marty : «L’attachement est au cœur de ce livre, sa nature complexe, cruelle et douce»

 

 

Jean-Luc Marty publie « Une douleur blanche », un roman qui fait de l’injonction de l’écriture un devoir lumineux, une aventure intérieure en paysage ouvert au monde. Un univers tapissé d’absences, d’étendues marines et de ports fantômes, de naufrages et de fragilités stridentes. Un univers littéraire qu’il nous décrit dans ce passionnant dialogue.

Jean-Luc Marty, quel est le mobile de votre démarche d’écriture ?

Un genre d’inconnu proche, d’intimité difficile à identifier puisque tout nous en distrait. L’indicible ne procède que de cette distraction. L’Autre nous en distrait, le paysage, l’information du monde nous en distrait. Mais il peut arriver que par un soudain renversement, ces mêmes choses nous y conduisent. En tout cas conduisent à ce lieu où, tout d’un coup, quelque chose se met à bouger, de possiblement dangereux, faillible, d’anormalement intense. Dit autrement, un truc jusque-là invivable devient contre toute attente vivable. Et le « c’est à vivre », justement, prend le pas sur la disparition, la glaciation. Alors, comme dans « Une douleur blanche », le narrateur peut se mettre à envisager la maladie d’une mère, le naufrage d’un navire de pêche et celui transportant des migrants, un meurtre sous l’Équateur, la présence narcotique d’une inconnue. À tout cela le roman l’attacherait. L’attachement est au cœur de ce livre, sa nature complexe, cruelle et douce. Mes phrases ne font que l’énumérer, le disséquer, en emprunter les sens interdits, les opacités.  Ce n’est pas une écriture cinématographique, c’est une écriture légale, comme on parle de médecine légale. Le vrai voyageur est celui qui s’attache, écrivait Henri Michaud. J’autopsie ça, à ma manière. Je prélève : dans le paysage, l’émotion, la peau, une atmosphère, une conversation. Tout ce qui forme étrangeté familière, je tente de l’écrire.

Votre style littéraire, dont il faudrait sans doute écrire davantage à une autre occasion, impressionne par sa concision, dans des formules souvent inattendues. D’où ma question qui tente de savoir comment écrivez-vous ? D’un seul trait, avec des relectures, des retours ?

Parfois, ça fonctionne à l’oreille interne. J’entends la phrase, un peu comme une ligne de notes, et ma main entre en résonance avec ça. Il m’arrive bien sûr de corriger l’une ou l’autre note – donc les mots, ou une tournure. Parfois aussi, la phrase résiste. C’est comme si elle était déjà là, mais que, pour la mériter, je devais en passer par beaucoup d’autres. Elle peut être au milieu d’une ou deux pages, attendant que je la remarque. Alors je n’ai plus qu’à enlever les pages et la sauver elle. Ou bien j’attends – c’est le plus souvent le cas –, d’être surpris, que ça inspire. J’attends l’émotion autour de laquelle va s’agencer la phrase. Ça peut prendre du temps. La plus intéressante à l’arrivée est souvent celle-là.

Dans tous les cas, elle doit parvenir à une certaine fluidité. Ma façon à moi de « l’armer » car au bout du compte, ce que je veux raconter ne l‘est pas du tout fluide. C’est dans cette rencontre inopportune que le livre travaille, c’est elle qui produit de l’étrangeté.

À d’autres endroits, il se peut que la phrase mette en échec la narration, ce genre de liberté, comme si je m’avouais que le roman n’existe pas, que je n’ai en définitive rien à raconter : « De son visage, je n’aurais rien à décrire, je dirais qu’il n’existe qu’à cet endroit, dans le contre champ des croix en bois du fleuve ». Une phrase qui, dès le premier chapitre d’Une douleur blanche, pourrait fermer le livre.

L’idée de voyage, de pérégrination s’impose avec pertinence à la lecture de votre livre. Comment définir cette idée du retour ? Peut-on oser la nommer comme étant une éternelle odyssée à travers laquelle chacun tente de se relever de son propre exil ? Et, si oui, quel est cet exil pour vous ?

Et si le narrateur ne revenait pas d’exil mais, tout au contraire, s’en retournait à l’exil ? Celui vécu chez-lui, dans sa ville d’origine. Une sorte d’exil sédentaire, de souche. Ne dit-il pas lui-même qu’il est né lointain ? Il évoque un angle mort à l’intérieur de lui dont il aimerait être, un jour, le géographe. Il n’est donc pas question d’étrangeté en d’autres pays, mais bel et bien d’une étrangeté de naissance, comme il la nomme. D’un état qui le tient à la marge d’un Ailleurs singulier, un familier inconnu. Il confie la difficulté qui a été la sienne avec les mots, son impuissance, de toujours, à sa propre langue, la manière dont il s’en est remis au geste. Il parle d’émotions dont il dit avoir été chassé dès l’enfance. Vingt ans durant, on comprend qu’il a vécu en exil d’une mère, du royaume qu’il imagine partager avec son amant : « Le centre, le vrai, celui où ça palpite, ça jouit, où on ne retient rien, où ça s’éveille avec des commencements de monde était ailleurs. Un monde sans enfants, un monde non éduqué, sauvage, d’élan pur». Et on se rend compte comment il peine lorsque le marin, dans le bistrot, tente de le ramener à sa vie d’avant, et qu’il est incapable d’entrer en conversation avec ça. Alors comme vous l’évoquez mais de façon inattendue, peut-être va-t-il s’agir pour lui, avec ce retour, de se relever d’une odyssée liée à cet exil pas comme les autres. En ce qui me concerne, j’écris pour qu’il cesse, avec la langue comme port d’attache.

Le retour de votre personnage s’inscrit dans les lieux de son enfance. Vous associez, selon moi, l’idée de nostalgie à celle d’une fragilité face au temps qui passe sur les lieux et sur les gens, ce que l’on pourrait déplorer comme ruine de cette double cruauté.

Je ne suis pas certain, dans le cas de ce roman, de faire cette association. Bien sûr le temps érode les lieux. Et lorsque le narrateur se rend à nouveau au port, il ne peut que mesurer « les stigmates de ses années d’absence ». Mais la fragilité date d’avant son départ et l’occupe, j’allais dire, tout naturellement (voire ma réponse précédente). Au début d’Une douleur blanche, il est plutôt dans l’état d’un type qui arrive plus qu’il ne s’en retourne. La matrice du livre est dans cet allant, ce mouvement. Il le dit simplement : « C’est un état de nerfs, une arrivée, de cheville prompte, de cœur battant, d’inquiétude qui va de l’avant ». À partir de là, le narrateur peut envisager « la nostalgie non de ce qui avait été mais de ce qui allait être ». Et les phrases du livre le haler vers les Ailleurs méconnus de sa mère, de Karmel, de son propre père disparu. Ces « lointaines intimités » vers lesquelles il fait route. Elle est là, la pérégrination à laquelle vous faites allusion. Je voulais que l’on progresse à travers les sentiments, les doutes, les impuissances du narrateur. Que l’on suive comment s’élabore son attachement – de nature différente – aux deux femmes. Je voulais que le livre se tienne à la confluence du passé et de l’immédiat. En écrivant, j’avais une phrase de Goethe à l’esprit, tirée de la lettre à Von Müller : « Il n’y a pas de passé auquel on pourrait à bon droit désirer revenir, il n’y a qu’un éternel nouveau, qui prend figure à travers des éléments dilatés du passé. » J’avais aussi la modulation très particulière du fado, ce trop-plein d’âme et de nerfs qui rapporte au cœur.

Je ne peux pas ne pas évoquer avec vous à ce stade de notre interview ce fameux lancer du tarrafa, dans les eaux de l’Océan au Brésil. Parlez-nous de ce besoin de « ce cercle pur, ce vol parfait ». De quoi s’agit-il ?

C’est d’abord le geste qui ouvre au narrateur un univers, parler la langue n’aurait pas suffi pour y pénétrer. Cet univers, c’est celui des tarrafeiros, un lumpen côtier qui survit au jour le jour grâce à la pêche. En apprenant à lancer le filet avec eux, en marronnant entre dunes et océan, cet entre-deux soumis aux marées, c’est aussi un Ailleurs de tragédies qu’il va découvrir.

Et puis il y a autre chose. Comment, l’ascèse du lancer acquis, il entre en métaphore. Ce que la trame du filet attrape du paysage lorsqu’il se déploie, et lui offre la fable, ou le haïku. Lorsqu’il lance, ce n’est plus attraper les poissons l’important, c’est le mouvement, sa morale. Sous ses yeux, l’écart intérieur de la géographie.

Revenu du Brésil, votre narrateur découvre sa mère, en phase terminale de la maladie. Une relation d’une force et d’une discrétion émouvantes s’installe entre eux, jusqu’à ce qu’il finisse par affirmer « geste après geste, je deviens le fils ». Vous rajoutez : « Peut-être faut-il l’être pour qu’existe enfin la mère ». Comment qualifier cette relation et quel sens donner à cette reconstruction ?

Il y a d’emblée ce silence qu’elle pose sur sa maladie. Tout part de là. J’écris à ce moment du livre un silence qu’aucune réponse n’effacerait. Il est d’une autre nature. Il propose une autre voie. C’est un silence à vivre, à entendre. Un chemin à pratiquer, ouvert par elle, que le narrateur doit emprunter. À chaque détour, c’est la femme qu’il nous raconte, il n’y a pas de mère. Il est question de son monde ouvrier, de ses absences, de sa peau qu’enfant il appelle en vain au secours, de son héroïsme dans l’adversité, de l’amant innommé, de l’orgueil qu’elle partage avec un père dans la misère, de penser la vie courir ailleurs. C’est une femme des solitudes, celle des autres, des malades qu’elle soigne, de la sienne, surtout de la sienne.

Le point de bascule de la femme vers la mère, et la métamorphose du « mauvais fils », c’est l’irruption du corps. Le corps atteint, meurtri, que le narrateur se trouve – à un moment critique de la maladie – à toucher, retourner, laver. C’est le retour à la peau d’origine. L’attachement – jusque-là empêché – se réalise sous ses mains, dans les gestes qu’il lui prodigue. Durant ces longues minutes où le fils naît au crépuscule de la mère, selon la belle formule d’un lecteur. À partir de là, le chemin prend l’allure d’un bardo, avec lui à la manœuvre de l’ultime traversée. À la fin du roman, il y a cette image de pietà inversée, mais une pietà païenne, lorsqu’il la porte entre ses bras, sous la neige. Je la voyais ainsi. Elle est là, la figure ultime. Dans ce moment chamanique. Ne vient-elle pas de lui avouer davantage croire aux fontaines qu’aux églises ?

Une force tout aussi affirmée contient l’amour de votre personnage pour Karmel, une femme étrange et secrète dont il tombe amoureux. Que dire de cette relation ?

La difficulté avec le personnage de Karmel était d’éviter le psychologisme, le cliché analytique – je ne voulais pas de cette « folle » là, mais la laisser vaquer au gré de ses intensités, parfois magnifiques, parfois incompréhensibles. Il fallait qu’elle ait cette liberté, impulsive, déroutante. Et qu’il ne lui oppose qu’une impuissance toute aussi troublante. À la différence qu’elle semble douée d’un don de voyance qu’il n’a pas : « Tu n’es pas là, dit-elle/ Comment le sais-tu ?/ Parce que je ne suis pas sûr d’aimer où tu es ».

À chacun de leur face à face, ça se joue dans la syncope, cet espace littéraire non écrit. L’amour soudanais de Karmel et le père du narrateur ont en commun d’être les « corps morts » du roman. Les naufragés du livre. Ce n’est pas un hasard si elle ramasse des bois flottés comme jadis on allait en Bretagne « au pinsé », récupérer des bois d’épaves pour se chauffer. Cette idée d’épave, elle court tout au long du livre avec le chalutier naufragé et ces bois ramenés de l’océan qu’elle assemble. Pour en faire quoi ? J’avais en tête cet Art brut que pratiquent les pensionnaires des « asiles ». Un art qui dépasse, ou transgresse, ce que nous entendons par art. Dans le cas de Karmel, son travail des bois active autre chose qu’une simple quête esthétique. Plutôt « un récit taciturne », comme je l’écris. Il faut qu’à son tour le narrateur soit pris de voyance pour deviner dans les bois flottés ce qui le lie véritablement à elle. Ce qu’elle exprime avec sa drôle de poésie : « On est dans la faille, mon amour ». Dit autrement, ce fond de l’océan où leurs disparus reposent. L’amour peut prendre ce genre de détour, en tout cas la littérature le permet.

En guise de conclusion, je me permets de revenir sur le point central de votre livre exprimé par son titre. Arrivé à la fin de son histoire, votre héros s’interroge sur « la douleur blanche du monde » semblable à la neige qui recouvre la vie des hommes ». De quelle douleur est-il le nom ce magnifique récit que vous proposez aux lecteurs ?

Peut-être celui de la sidération. Celle du narrateur, contraint au silence face à la maladie de sa mère. Celle d’entrer, en ce début de siècle, dans un monde fracturé de partout, sans les mots pour comprendre. Une détresse mondialisée, dans le sillage de mes personnages, ce que racontent la faillite des bassins industriels, les guerres régionales, l’Amazonie en feu, la cartellisation de la planète, les charniers au fond des mers… Comme pour beaucoup d’autres, quelque chose d’infiniment cruel atteint les gens croisés dans ce roman, les enfouit, les recouvre. Alors oui, la neige, le linceul. Mais peut-être, aussi, la singulière douceur de la neige, et ce qui s’y trame de vivant à son envers.

 

Interview réalisée par Dan Burcea

Photo de l’auteur : ©Bruno Klein, pour Julliard.

Jean-Luc Marty, Une douleur blanche, Éditions Julliard, 2020, 180 pages.

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