Isabelle Flaten : « Un honnête homme » ou le défi réussi de la récriture

 

 

Le nouvel Adelphe d’Isabelle Flaten s’appelle Charles, le personnage central de son dernier roman Un honnête homme publié aux Éditions Anne Carrière. L’avertissement que l’autrice choisit en exergue renvoie d’emblée vers le texte flaubertien avec lequel elle prend la liberté d’utiliser « des coïncidences et des ressemblances avec les personnages du grand classique lui ayant servi de modèle ». Il y aurait donc, selon elle, dans le corpus même de son texte « des mots et des expressions extraits du roman de Flaubert ». On devine donc facilement qu’il s’agit du malheureux docteur Charles Bovary, l’époux de l’incandescente Emma.  

La manière dont l’écrivaine lorraine traite ce sujet demande quelques explications à la fois d’histoire littéraire et de choix d’écriture.

Qu’il nous soit donc permis d’ouvrir ici deux petites parenthèses.

La première d’entre elles part du constat que parler de Charles Bovary est loin d’être une nouveauté. Il suffit de mentionner à ce sujet Monsieur Bovary de Laura Grimaldi, (1992), Charles Bovary, médecin de campagne de Jean Améry (1994) et Monsieur Bovary d’Antoine Billot, (2006). Tous ces livres tentent de réparer une injustice que nous pourrions appeler originelle provenant directement de la plume de Flaubert lui-même qui, s’inspirant de l’histoire d’Eugène Delamare et de Delphine Delamare née Couturier, avait créé son roman où Charles Bovary se voit attribuer un portrait assez inconvenant. Il suffit d’observer l’origine de son nom de famille venant directement du bovin, son comportement placide, son caractère niais n’étant que la suite logique de cet patronyme. Rien d’étonnant que nombre d’auteurs dont ceux que nous venons de citer ont cru bon de le réhabiliter, voire de lui faire justice. 

Le pari d’Isabelle Flaten est parfaitement réussi : son roman s’inscrit magistralement dans cette lignée, avec en plus le mérite d’en faire du sujet un nouvel objet fictionnel, un roman nouveau capable de se lire non pas comme une réplique a celui de Flaubert, mais comme un livre paire, une ambivalence romanesque, une version augmentée, si l’on peut l’appeler ainsi.

La seconde tient de l’art littéraire qui s’illustre particulièrement dans la démarche d’Isabelle Flaten d’opter pour la récriture du texte flaubertien en se servant de ce procédé largement utilisé dans la littérature moderne, et qui, partant du postulat que toute œuvre est à lire comme inachevée, aspire à devenir une création seconde, capable de vivre par elle-même sans nier son appartenance à l’œuvre originale. Cela se traduit entre autres par la présence dans Un honnête homme de citations de l’œuvre originale bien marquées par des signes orthographiques (astérisques) bien mis en avant dès le début du roman.

Ces considérations liminaires nous permettent de nous focaliser sur l’originalité de la contribution de l’autrice lorraine à une nouvelle perception du personnage de Charles Bovary, mais surtout sur les moyens mis en place qui autorisent ce texte à être considéré comme une écriture à part, comme un roman capable d’exister et de voler sur ses propres ailes, soutenu surtout par une langue si bien maîtrisée dont la lauréate du Prix Erckmann-Chatrian nous avait habitués. Le Charles d’Isabelle Flaten, cet homme qui « possédait le vocabulaire mais pas la syntaxe », est un personnage très fort dans le plein et bon sens du terme, tout comme Emma, dont on lit : « Quant à Madame c’est le canard boiteux avec lequel il faut apprendre à composer, un caractère indéchiffrable et bien souvent insupportable ».  

Dans cette version flaténienne, il ne s’agit surtout pas d’une quelconque volonté de réhabilitation, d’indulgence envers l’un et de rigueur envers l’autre, mais de la création d’une nouvelle réalité de vie où ces personnages évoluent et construisent leur destin. Et c’est en cela, justement, que consiste tout l’art romanesque d’Isabelle Flaten qui nous avait déjà enchanté avec son précédent personnage Adelphe. La question que ce nouveau roman pose à la génération de ce début du XXIe siècle est en fait liée à l’éternelle capacité de la littérature de retranscrire et de relire l’éternel humain dans un angle nouveau, mais avec la même tendresse dans le regard, faisant de la recherche de vie du pauvre Charles l’envie d’un homme convaincu d’avoir droit au bonheur : « Chimère ou pas, un jour son bonheur sera entier, son couple à l’unisson et l’enfant né ».

On pourrait même aller plus loin et nous interroger si l’ambition non avouée de ce livre n’est pas de rebattre les cartes d’un destin complètement enkysté dans un schéma d’une société provinciale renfermant trop facilement les individus dans des cases quasi immuables. Néanmoins, il ne faut pas tomber dans le piège de la déconstruction, tentation trop à la mode de nos jours. Rebattre les cartes de l’œuvre flaubertienne a été dès sa parution une tentation, la morale provinciale exigeant même de faire le procès de l’empoisonnement par le docteur Charles de son épouse. Il faut donc le redire, le roman d’Isabelle Flaten échappe à toute tentative reconstructive ou inquisitoriale pour rester ce qu’il est pleinement, une œuvre littéraire à part entière qui tente d’expliquer comment « l’existence en déroute » de son héros répond ou non au caractère indéchiffrable d’Emma, son épouse, le tout sous le signe d’un désir peut-être trop naïf, trop vétuste et provincial d’un bonheur condamné à ne jamais connaître le dénouement heureux tant attendu. Ce qui sauve Charles est justement ce qui peut se lire dans le litre de ce roman à travers lequel Isabelle Flaten rend une juste part d’honorabilité à cet homme et l’autorise à accéder à sa part de respectabilité, malgré sa personnalité effacée assombrie encore plus par les écarts de sa femme.

Et puis, n’oublions pas la beauté déjà évoquée de la langue employée dans ce magnifique roman. Qu’il me soit permis de donner, en guise de conclusion, cette longue citation où la métonymie règne en toute sa splendeur pour dire la joie de la fête chez les Bovary au moment de leur noces :  « Il y a là des moustaches parfaitement taillées sur des redingotes de même nature, des gilets brodés, des gorges affriolantes soulignées de chatoyantes soieries, des cols vite déboutonnés pour se décoincer le gosier, des chevelures défaites à force de tourbillonner, des chaussures retirées, des chapeaux envolés et des mains parfois qui s’oublient et se glissent sous des jupons de passage, des rires gras, des chants braillés, des bouchons qui sautent sans retenue, de quoi réjouir chacun ».

Dan Burcea

Isabelle Flaten, Un honnête homme, Éditions Anne Carrière, 2023, 224 pages. 

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