La meilleure façon de marcher – une chronique d’Anne-Catherine Blanc

 

 

« La magie existe en ce monde, il suffit de marcher d’une certaine façon » écrit Joëlle Pétillot. 

Et, de fait, les personnages de ses récits sont avant tout ambulants ou au moins, ondoyants. A peine capable de bouger sur ce qui est déjà son lit de mort – « le mouvement et la douleur s’acoquinaient trop » – Emmanuel plonge et fouette des jambes dans l’eau verte des souvenirs, en quête de la saveur marine, primitive, du premier baiser, en quête des premières amours, des prénoms qu’il cueille sur le fond sableux comme le galet trophée de son adolescence « d’un gris assez clair moucheté de noir ». Plonge, émerge, inspire, replonge, refusant de se laisser aller à une dérive chimique confortable. En quête de ce galet-là, puis de cet autre, épuisant délibérément ce qui lui reste de force vive. Certain d’exister encore par l’imprégnation des sens, fondement de la mémoire. Certain, au bout de ses réserves, d’embarquer en douceur pour « tout autre chose que la nuit », peut-être sur ce flux de conscience extérieur au cerveau, composant de l’univers au même titre que la masse ou la gravité, que commencent à traquer les neurosciences.

Engagés dans leur quête, ces ambulants ne déambulent jamais. Ils cheminent, que ce soit sous les cieux blafards d’une gare surpeuplée ou dans l’obscurité d’un sentier d’enfance, semé d’obstacles familiers, que tous les sens balisent quand la vue n’y suffit plus. Ils ne sont pas de l’étoffe dont on fait les badauds. Ils cheminent, au fil d’une écriture sensorielle et gourmande qui magnifie aussi bien l’asphalte et « le jaune hépatique de l’éclairage public » que la vague, la roche ou la résine de pin. Même le grimpeur brisé d’Aile d’or, le gamin fugueur de Voleurs d’âmes, le narrateur volatil de RER X qui croyait avoir choisi son terminus, ont tôt fait de sublimer leur fuite, de la transmuter en recherche de quelqu’un, de quelque chose, d’un ailleurs meilleur. Ils font route, ils tendent vers. Parfois ils se suivent les uns les autres, se « filent » plus ou moins discrètement avant de se retourner, de s’enfin regarder. Dans leur registre poétique non dépourvu de malice, les protagonistes de Voleurs d’âme évoquent irrésistiblement ceux de La File indienne chantée par Brassens. Impossible de mieux dire qu’ils « suivent une démarche » : à la fois la leur, au sens de « méthode », et, au sens propre celle, un pied devant l’autre, de leur prédécesseur. Le décor est le même, la ville, un trottoir, une foule de passants « claquetant de la semelle et redoublant le pas ». Mais si la chanson se clôt sur un enterrement farfelu, la nouvelle, au contraire, ranime ses héros. Une rencontre toute fraîche balbutie l’avenir, un retour au bercail se discute, puis se décide, un carnet d’écrivain s’alourdit d’observations tendres. 

La tendresse : une piste essentielle que doit, à son tour, emprunter le lecteur, invisible (et multiple) suiveur de l’écrivain. Les personnages de Joëlle Pétillot en sont chargés, au sens que les artificiers donnent à ce mot. Une charge, ça peut être tiré sur une cible. Ninon, épicentre de La Presse, née de la Bulle envolée et d’un père « flou et voyageur », met patiemment au point sa ligne de mire avant de viser dans le mille. Quand elle tire, elle touche au cœur. Mais une charge, fût-elle de tendresse, ça peut aussi vous péter à la figure. Mademoiselle Mermoz, Amphitrite de son prénom, en fera l’expérience. Elle est tout sauf bienveillante, l’occupante de L’Impasse, solitaire et guette-au-trou, ou plutôt à l’œil-de-bœuf où elle recueille des pièces éparses de la vie de ses voisins, puis les force pour composer un puzzle déglingué, ferment de son ennui et de ses indignations vertueuses. Quand l’aigreur déborde au point de l’étouffer, la charge explose, le vrai puzzle s’assemble, révèle les vraies formes, les vraies couleurs, la vraie vie : oui, la magie existe. Amphitrite n’y résistera pas, tant mieux pour elle. 

A l’heure où cynisme et règlement de comptes se posent comme voies incontournables de la fiction, les nouvelles de Joëlle Pétillot, jamais mièvres, filigranées d’humour et pétries d’un élan amoureux qui, par la grâce des mots, se fait matière indispensable de l’écriture, démontrent magnifiquement qu’il n’est pas nécessaire de mépriser ses personnages pour les rendre dignes d’intérêt. Il suffit de révéler « ce que les gens fragiles ignorent d’eux-mêmes, et laissent voir avec une grâce inouïe ». « Curieux comme les gens sont beaux quand même », pense un des voleurs d’âmes, même si, il faut parfois le reconnaître, « leur reflet est plus vivant qu’eux ». 

Il n’est pas donné à tout le monde, ce « statut d’impalpable » qui fait de l’écrivain un révélateur d’humanité. « Est-ce que le goût d’écrire est identifiable dans une étude ADN ? » se demande Ninon, qui n’a pas besoin d’un laboratoire pour obtenir sa réponse. Un jour, peut-être, la précision croissante de la recherche lui donnera-t-elle raison. Ce que l’on peut affirmer en attendant, c’est que quand les mots jaillissent dans un tel élan vital, l’écrivain qui les trace ne peut qu’en être imprégné charnellement.”

Anne-Catherine Blanc, écrivain

Joëlle Pétillot, Tout autre chose que la nuit, Éditions Fables Fertiles, 2022.

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