Xavier Le Clerc, « Cent vingt francs » – l’homme comme jouet mécanique de l’Histoire

 

Pour comprendre la signification du titre du livre de Xavier Le Clerc, Cent vingt francs, il faut poser également le regard sur le bandeau qui l’accompagne et qui contient ce sous-titre « Le prix d’un homme » et la photo d’un soldat dont on comprendra très vite qu’il s’agit du héros de ce roman. Il s’appelle Saïd, le Joyeux en arabe, Félix en latin, prénom donné à l’enfant qui apporte ou est censé incarner la joie de ses parents.

L’enfant joyeux dont il est question ici porte plutôt « l’espoir de conjurer le chagrin » de sa famille de paysans algériens dépossédés de leurs terres et dont le triste sort connaît la famine des années 1866, « cette maudite famine [qui] décimait les familles spoliées, déracinées, damnées qui cheminaient agonisantes vers l’horizon brûlant ». Devenu très tôt orphelin de père, sa survie reposera sur les épaules fragiles de sa mère, Tassahdith, la Bienheureuse. Le portrait de cette femme en dit long de sa beauté, car elle faisait partie « de ces femmes exquises qui ignorent leur propre beauté ».

Saïd, on l’apprendra plus tard, n’est autre que l’arrière-grand-père du narrateur. Le détail a son importance quant à la perspective qu’installe ce récit à une distance de plus d’un siècle, offrant à l’histoire un double caractère de témoignage et d’hommage à toute une lignée familiale dont le legs se résumerait dans ces paroles d’une grande force tragique: « Il n’y aurait jamais eu assez de terre […] pour enterrer notre douleur ».

Inutile, dès lors, de faire l’effort d’une imagination prodigieuse pour tenter de décrire ce monde. L’enfer, nous dit le narrateur, convient parfaitement à cette image où l’interrogation rhétorique focalise sa profondeur : « Et si l’enfer c’était ce paysage aride, les convois faméliques, les enfants décharnés, aux ventres gonflés par la faim ? ». Rajoutons à cela « les petites maisons de terre aux tuiles rouges », l’incandescence déversée par le soleil et « les essaims des sauterelles» et nous comprendront toute la force de la comparaison avec cette géhenne de feu et de famine. La figure de Keltoum, que presque tout le monde traite de sorcière, offre des nuances encore plus mystérieuses, plus légendaires à ce récit de Mille et une nuits.

De quoi sera fait l’avenir de Saïd ? Le mariage avec la belle Massilia et la paternité de leur jumeaux, Hakim et Nabil, augmenteront en lui la joie de vivre et surtout le sens des responsabilités l’appelant à assurer leur vie quotidienne. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle il se portera volontaire dans l’armée. Il a dix-huit ans, alors qu’il a l’air d’avoir trente-six. « Ce qui pour un paysan, vieilli prématurément par le dur labeur de la terre, correspondait en effet à un âge réel de dix-huit ans ». Tout est dit ou presque. En réalité, Saïd recevra une solde qui l’aidera à nourrir sa famille et sera obsédé par la prime de veuvage de cent vingt francs, d’où le titre du livre. Mais ce qu’il ignore surtout, c’est que le costume de zouave, sa baïonnette brillant au soleil, sa chéchia rouge lui donne un air un peu ridicule, trop, peut-être, le faisant ressembler à un jouet mécanique. C’est d’ailleurs de ce moment que date la photo du fameux bandeau que nous évoquions au début.

Quittant ici son héros, le narrateur fera un détour dans la vie de Dora Benguigui, une autre héroïne du roman qui prendra autant de place dans l’économie du récit. Cette fois, c’est la communauté juive de Constantine qui est scrutée à travers l’histoire tout aussi mouvementée de cette femme. Xavier Le Clerc jette un regard lucide et compassionnel sur l’histoire tout aussi tragique de cette communauté qui vit à la limite de sa légitimité, étant menacée à rejoindre à tout moment la catégorie des indigènes dont elle avait été affranchie par le cadeau de la citoyenneté offert par la France. Mais le procès fait à Alfred Dreyfus lui rappelle avec brutalité sa condition. « Être juif signifiait la possibilité de la perpétuité pour rien. Être juif voulait dire crever sur l’île du Diable pendant que l’on acquittait le vrai coupable ».

Dora ose même cette interrogation à portée conclusive : « Était-ce donc cela notre maudite condition ? ».

Cette mise en miroir des deux communautés en marge de la règle coloniale repose sur un questionnement qui est, sans doute, l’axe central sur lequel se construit tout le roman. Il est résumé dans cette suite d’interrogations :  « Et si nos vies n’étaient régies que par la mécanique de nos naissances ? L’engrenage qui exclut de la nationalité, de l’école, de la santé ne conduit-il pas irrémédiablement à la pauvreté, à l’exploitation ? ».

La métaphore des « jouets automates », du spectacle qu’ils offrent dans la vitrine du magasin de Dora offre une explication, un support à cette réalité qui emporte avec cruauté les destins humains devenus de simples instruments entre les mains de l’Histoire. Suspendu à cette mécanique implacable, dans les tranchées de Verdun, entouré par la mort et la cruauté de la guerre, par la disparition de tant de vies, Saïd ne cessera pas se poser cette même question sur le sens de l’Histoire, toujours selon le modèle des jouets animés de Dora Benguigui, «les cabrioles du singe, la narguilé du vieux Turc, la baguette du calife magicien, le ventre ballotant de l’âne gris, le garde-à-vous incessant du soldat… ».

Impossible pour lui de comprendre ce monde. « Tous possédés, se disait-il. Comme si leurs vies ne leur appartenaient pas. Chaque mouvement obéissait à une spirale invincible, à des ordres sans appel ».

Et de conclure : « Mais de qui sommes-nous les jouets ? »

C’est pour répondre à cette question que Xavier Le Clerc a pris la plume et essayé de rendre vivant l’homme de la photo qui n’est autre, nous l’avons déjà dit, que son arrière-grand-père.

Laissons-lui le dernier mot pour nous faire comprendre sa démarche et octroyer ainsi à son travail de mémoire toute sa valeur :

« Alors, j’ai voué mon imagination à te déterrer de l’oubli. À creuser dans un siècle de boue, avec la cuillère dérisoire de ma plume, avec les dents grinçantes et la ferveur d’un prisonnier. Non par rage. Mais par amour. Non par désespoir. Mais par dignité. Tu étais mon arrière-grand-père. Et, qu’on le veuille ou non, celui de tous les Français ».

Dan Burcea

Xavier Le Clerc, Cent vingt francs, Éditions Gallimard, 2021, 152 pages.

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