Rentrée littéraire 2021. Clélia Renucci : « Pour moi un roman, c’est aussi un voyage, une aventure, dans et par l’Histoire »

 

Amis mnémophiles, vous serez ravis par le roman de Clélia Renucci, La fabrique des souvenirs publié chez Albin Michel. Sa manière originale d’explorer les ressources inépuisables de la mémoire fera de vous des archéologues prêts à fouiller les vestiges du passé en quête d’inattendues surprises.

Roman d’initiation d’une génération de trentenaires, ce récit est à la fois une passionnante et belle histoire d’amour et une formidable mise en dialogue entre le réel et l’imaginaire, entre le passé et le présent sur une scène narrative alerte et truffée de surprises.

Évoquer le dialogue entre le passé et le présent est sans doute la manière la plus spontanée de parler de votre roman. Que signifie dans ce sens La fabrique des souvenirs ? Et quel lien y a-t-il entre ce titre et l’application Memory Project inventée en 2004 par Ben Schumaker ?

Cher Dan, cela ne m’étonne pas que vous interprétiez ce livre dans ce sens. Ce dialogue entre le passé et le présent est essentiel dans ce livre, ainsi que dans les précédents.

C’est une question qui me tient à cœur, et à vrai dire, comment pourrions-nous évoquer le présent sans nous référer au passé ? Comment pourrions-nous vivre des expériences sans penser à ceux qui nous ont précédé et qui les ont vécues, à des moments distincts.

Ce que je cherche à trouver dans cette Fabrique des souvenirs, c’est le moment de non-retour où l’expérience du temps passé, non vécue par les personnages, se trouve irrémédiablement lié à leur présent, le point de rencontre entre époques, destins, trajectoires.

Le fait que mon héros travaille pour la radio de l’Académie Française est sur ce point non négligeable. Il vit dans un monde chargé d’histoire, qui cherche à se réinventer.

Vous m’apprenez l’existence de ce Memory Project de Ben Schumaker qui ouvre d’autres horizons, magnifiques, puisque ce jeune artiste envoie des portraits d’artistes à des enfants orphelins d’Éthiopie.

J’ai, pour ma part, emprunté l’expression à un autre groupe d’artistes, qui collait des affiches dans les rues de Soho au moment où j’habitais New York, enjoignant les habitants à leur envoyer des photographies ou des souvenirs se rapportant à leur quartier.

Si on comprend bien, les gens peuvent acheter dans des ventes aux enchères des souvenirs de toute sorte, ils ont des casques spéciaux pour les visionner et des lentilles adaptées pour les enregistrer. Nous sommes en plein roman d’anticipation, n’est-ce pas ?  

Nous pourrions l’être en effet, si ce n’était le traitement que j’ai choisi pour apporter une teinte réaliste à ce livre.

 C’est pour cette raison que j’ai décidé d’imaginer la création de MemoryProject dans les années 90, en même temps que la création de Google, pour l’inclure dans notre réalité comme une option en plus.

Cette découverte aurait ainsi rendu possible la transmission de nos souvenirs, leur téléchargement et ensuite, leur mise en vente. D’abord dans des maisons de vente classiques, chez Christie’s pour des souvenirs exceptionnels – assister par exemple à un dîner en compagnie de Dali chez Madame de Noailles – mais aussi chez Drouot pour des souvenirs plus quotidiens.

Au fur et à mesure du livre, je fais évoluer cette invention technique et scientifique jusqu’à atteindre l’application, puisqu’aujourd’hui nous ne vivons plus sans applications, dans un mélange de réel et de virtuel qui caractérise notre monde contemporain.

Naît alors MnemoFlix, qui permet cette mise en relation de vendeurs et d’acheteurs de souvenirs.

De la même manière, j’ai suivi l’évolution d’Apple pour faire évoluer mon MemoryProject. De Macintosh à l’Iphone, que d’évolutions, marquées par des changements de noms, de design, allant vers toujours plus d’innovations. Ainsi, mes casques évoluent, avec un logo au nom de leur inventeur, Charles Aubert – A-Memory I, II …. VII – jusqu’à la lentille de contact qui enregistre en temps réel nos souvenirs, à télécharger ensuite dans l’application… Ce qui produirait, je vous l’accorde, une cacophonie tout à fait dystopique si cela existait.

Vous avez également qualifié votre livre de roman d’initiation. Qu’entendez-vous par ce propos, tout en sachant que vos personnages sont des trentenaires ?

Mes personnages, en effet, n’ont pas 17 ou 18 ans comme dans la plupart des romans d’apprentissage. Ce sont des trentenaires, qui ont déjà vécu des drames, connaissent un peu la vie, mais qui sont tout de même en train d’apprendre à se réaliser eux-mêmes.

Dans les deux temporalités d’ailleurs, les personnages ont trente ans, ceux du passé comme ceux du présent.

Essayons de tracer en quelques lignes le contour narratif de votre roman. D’abord, qui est Gabriel, et pourquoi s’intéresse-t-il à la représentation de 1942 de « Phèdre » ? Que va-t-il découvrir ou plutôt qui va-t-il découvrir à cette occasion ? Assistons-nous au début d’une formidable histoire d’amour invraisemblable et folle ?

Je raconte l’histoire d’un groupe de Mnémophiles, rassemblés autour d’un héros, Gabriel, un jeune homme romantique et dilettante qui travaille pour la radio de l’Académie Française.

Il assiste, pour le compte de l’Institut, à la première de Phèdre à la Comédie-Française en 1942.

En s’enivrant des dialogues amoureux de la pièce de Racine, il découvre dans la salle la nuque d’une spectatrice et par les jeux de l’amour et du hasard, c’est le coup de foudre. De souvenirs en souvenirs, il va essayer de la retrouver.

Il va alors interroger son entourage, enquêter et découvrir que cette nuque appartient à Oriane Devancière, une violoncelliste prodige d’avant-guerre.

Qui est donc Oriane, cette femme d’une beauté envoutante, née en 1907 sur l’Île Saint-Louis et qui sera une violoncelliste concertiste connue dans les années ’30 ?

Oriane est un jeu de piste, une ombre, une illusion. Son prénom offre mille promesses au héros, Gabriel. Il est à la fois celui de la duchesse de Guermantes et de la Dulcinée de Don Quichotte, inatteignable et insaisissable.

Violoncelliste célèbre en son temps, concertiste mais travaillant aussi aux côtés de Jean Wiener pour créer les musiques des films de Marcel Carné ou de René Clair, elle est audacieuse, déterminée, frivole parfois, impertinente, insoumise et courageuse. 

L’histoire de cet amour sans doute particulier que va vivre Gabriel me fait penser au film de Jeannot Szwarc, Somewhere in Time avec Christopher Reeve et Jane Seymour. S’agit-il comme dans ce film d’un amour au-delà des frontières du temps ?

Absolument, je pensais aussi à La Rose pourpre du Caire, sublime film de Woody Allen où fiction et réalité se mélangent pour constituer une étrange histoire d’amour.

Un autre thème qui construit votre récit est celui de la temporalité fondante comme les montres gousset de Dali qui évoque « la persistance de la mémoire ». Sara, un autre personnage de votre roman, parle de « mises en abymes perpétuelles » comme un tourbillon qui risque d’aspirer dangereusement Gabriel. Si ce retour dans le passé ressemble au début à une simple curiosité, ne risque-t-il pas par la suite de se transformer en un piège obsessionnel ?

Même si Gabriel se perd dans l’illusion, et qu’il est seul à le faire, la mobilisation de son amie Sara, de son frère, de son oncle et d’autres personnages encore, qui ne supportent pas de le voir renoncer à vivre, crée une fraternité autour de lui.

Va-t-il rester amoureux d’une illusion ? … comme une addiction dont il ne pourrait se libérer ou s’affranchir ? Qui l’aidera à prendre le risque du réel ? Son frère, ses amis, sa famille ? Le risque de l’amour vrai, d’une femme présente et incarnée ? Ce sont les questions que j’aimerais que le lecteur se pose…

Un second plan narratif se passe de l’autre côté de l’Atlantique. Vous traversez avec la même aisance à la fois les frontières géographiques et les genres artistiques. Dans votre précédent roman vous plongiez dans la peinture, cette fois vous abordez le théâtre, le music-hall. D’où vient chez-vous cette propension pour les arts ?

Je crois que le théâtre me permet, à travers la pièce de Racine et les pièces montées par Édouard – le frère du héros – ou interprétées par Rose – danseuse et chanteuse dans des comédies musicales à Broadway – de proposer une mise en abîme du récit lui-même, de l’amour impossible à l’intrusion du monstre virtuel dans la réalité.

La musique aussi me construit et m’a suivie pendant toute l’écriture du roman, puisqu’en passant dans ces temporalités différentes, je changeais de musique en même temps que je changeais de chapitre et cela me plongeait dans d’autres univers à chaque fois.

Créer ces différentes ambiances et ces différentes voix, c’était une manière pour moi de donner vie aux personnages, de réconcilier la Stimmung (l’atmosphère) et la Stimme (la voix).

J’aime la polyphonie, la multiplication des voix et des points de vue. J’aime quand une comédie musicale sur Dalida rencontre les théories de l’acteur de Diderot, quand l’Académie Française se retrouve au centre névralgique d’une quête sur l’application Mnemoflix, quand Phèdre et Broadway se retrouvent, quand le virtuel et le réel cessent d’être perçus contradictoirement.

Et puis, il y a l’Histoire. Votre Fabrique des souvenirs est aussi une fabrique d’Histoire. Quelle place occupe celle-ci pour vous en tant qu’écrivain ?

J’aime faire des recherches, et lorsque j’écris, ces recherches se matérialisent.

Je conçois l’écriture comme des rencontres, comme un voyage, une immersion dans des époques différentes, avec des personnages aux destins et aux personnalités variés.

J’aime me plonger dans les époques, j’ai lu des biographies, mais aussi des mémoires, celles d’Arletty, de Prévert, de Jean Wiener, qui à l’époque organisait des concerts au théâtre des champs Elysées où il mélangeait Stravinsky et un groupe de jazzman noirs qu’il faisait venir des États-Unis, vous imaginez la réaction des spectateurs de l’époque…

Pour moi un roman, c’est aussi un voyage, une aventure, dans et par l’Histoire.

Du concret, je vous propose de passer à l’imaginaire. Adélaïde dit à un moment important du récit : « il n’y a de vérité nulle part, sauf en littérature ». Que représente pour vous la fiction ?

C’est la vie. Point. Je ne vis que par elle, ne pense qu’à travers elle, et le reste n’a pas d’importance.

Je souhaiterais revenir sur la problématique du temps. Presqu’à la fin du roman, Gabriel dit : « Le passé est une feuille que l’on replie lorsqu’elle devient trop lourde ». Croyez-vous en cette force de guérir nos blessures que possède le temps ?

Un personnage que j’aime beaucoup dans mon roman, Jeanne, une dame très âgée qui a vendu ses souvenirs à la fin de sa vie, se lance dans un long développement où elle explique qu’en fait transférer sa mémoire et la donner à tous, ça lui a permis de s’alléger elle-même et de moins y penser.

Et c’est ce que pourrait nous apporter une invention comme Mnemoflix, créer un lien entre nous tous qui nous permettrait, par le partage, de nous trouver nous-même.

Enfin, sans trahir le suspense de votre histoire, peut-on dire que la seule issue pour échapper à l’obsession du passé est de plonger à pleins poumons dans le présent ? N’est-ce pas en cela que va se résoudre l’énigme de Gabriel ?

C’est bien cela. L’identité n’existe pas sans l’altérité, et c’est par l’altérité que l’individu se construit, et c’est aussi par l’altérité qu’on se crée des souvenirs.

Ce sont nos amis qui nous conduisent à retrouver le goût de la réalité quand nous l’avons perdu.

Propos recueillis par Dan Burcea

Photo de Clélia Renucci : © Samuel Kirszenbaum

Clélia Renucci, La fabrique des souvenirs, Éditions Albin Michel, 18 août 2021, 320 pages.

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