Adélaïde de Clermont-Tonnerre : La sublimation du genre romanesque dans « Les Jours heureux »

 Elle s’était imposée dès ses débuts littéraires par sa remarquable maîtrise de la construction narrative et par l’intensité avec laquelle elle met en scène ses personnages, des êtres d’une complexité tout à fait exceptionnelle. Avec Les Jours heureux, Adélaïde de Clermont-Tonnerre réussit ce qui convient d’appeler une sublimation du genre romanesque, en ouvrant à la fiction une voie royale menant vers une réalité qui se contentera dès lors de combler le peu d’espace qui lui est désormais octroyé, tel qu’il est formulé dans le sous-titre de ce magnifique roman : « N’obéir à personne, pas même à la réalité ».

Cette injonction esthétique aux allures de credo surréaliste sera reprise par Oscar, le narrateur et le personnage central du roman, qui entretient par une sorte de mission salutaire la flamme vivifiante de l’histoire qu’il est en train de raconter : « Réparer la réalité, comme je répare les histoires des autres, c’est ma spécialité ». 

Nous tenons ici le thème central de ce roman riche en rebondissements, aux multiples mises en abyme qui nourrissent le réel comme autant d’affluents d’un cours narratif devenu au fil des pages de plus en plus grandissant. Chose normale, répondra-t-on, comme le sera d’ailleurs cette histoire qu’Oscar s’essayera (en vain ?) de réécrire avec l’espoir d’un miracle, d’une résurrection. « Je voulais changer les cours des choses – écrit-il – en effaçant d’une touche d’ordinateur la suite logique, implacable de ce scénario. Je voulais réécrire notre histoire ».

Issu d’une famille de scénaristes célèbres, Laure Brancović et Edouard Vian, Oscar suit la tradition familiale et exerce à son tour ce même métier. Dans la famille Brancović-Vian la fiction est la règle, ce qui conforte le sens donné par Adélaïde de Clermont-Tonnerre à l’histoire qu’elle raconte dans son roman. Encore une fois, la question sur la relation entre la vie et la fiction et sur la capacité de la fiction de compenser une possible limite de ce réel revient avec insistance. En effet, dans sa relation fusionnelle avec ses parents, Oscar doit faire face à leur séparation et goûter au drame de la déliquescence de leur état de santé qui se joue sous ses yeux, alors que son impératif est plutôt de «croire encore et toujours à la jeunesse, au lendemain, être la jeunesse et le lendemain jusqu’au bout».

Avec finesse, Adélaïde de Clermont-Tonnerre introduit à ce moment précis de son récit l’idée du Temps, et plus précisément du temps qui passe, en lui octroyant l’inéluctable suprématie sur le déroulement de ce qui va suivre, avec l’idée sous-jacente que rien ne pourra rivaliser avec ce pouvoir de la redite expression tempor fugit, memento mori. Jeunesse et sénescence, se regardant en chien de faïence, vont alimenter comme une douloureuse césure toute une partie de l’histoire.

Et pourtant.

Fidèle à sa conviction sur la force réparatrice de la fiction, Adélaïde de Clermont-Tonnerre va faire remonter ses personnages sur la scène de la réconciliation, en faisant jouer un spectacle émouvant, fait de complicité et d’amour. Devant cette féérie pleine de nostalgie, Oscar continuera, quant à lui, son chemin de vie, propre à la jeunesse, à sa fugue, à ses jeux amoureux et à ses interrogations. On pousse les murs de ce théâtre qu’est leurs vies, on laisse entrer de nouveaux acteurs comme Talya, l’espionne de Poutine, et Aurélie Vaillant, la prometteuse scénariste et réalisatrice, en créant des évènements inattendus et des histoires surprenantes.

Maîtrisant à la perfection la pratique de la mise en abyme, l’auteure multiplie ses plans narratifs en reprenant des affaires qui ont fait la une ces derniers temps, comme l’affaire Weinstein ou l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche. Nous assistons cette fois à une narration en bordure du réel où le travail d’écriture concerne essentiellement la réel-fiction, domaine déjà abordé par Adélaïde de Clermont-Tonnerre dans ses précédents romans, Fourrure, 2010, Prix de la Maison de la presse; Le dernier des nôtres, 2016, Grand Prix de l’Académie française.

Les Jours heureux reprend l’idée sur la force de résilience accordée à la fiction, et sur ses aspects régénérateurs et sa capacité de réenchanter la réalité. Ces procédés offrent de nombreux avantages et ouvrent au récit tout autant de pistes thématiques : l’amour filial, l’amour dans le cadre du couple, le jeu amoureux, l’écriture comme image symbolique du monde, la liberté individuelle et la liberté créatrice, les limites imposées par le passage inexorable du temps, les combats et les abdications que celui-ci impose à l’être humain confronté à sa finitude ou subissant les engrenages géopolitiques, etc.

Rajoutons à cela les nombreux rebondissements qui rendent l’intrigue passionnante et digne d’un chef-d’œuvre romanesque réunissant ainsi toutes les raisons pour la lecture de ce livre. 

Fernando Pessoa avait écrit que « La littérature est la preuve que la vie ne suffit pas ». Faisant sienne cette conviction, Adélaïde de Clermont-Tonnerre transpose – redisons-le – la vie de ses personnages en un scénario incandescent fait de surprises, de rebondissements, de révoltes contre ce réel qui semble vouloir l’éteindre. Arrivera-t-elle – cette implacable réalité – , à prendre le dessus sur les projets si bien cachés des Brancović-Vian ? Qu’arrivera-t-il à Oscar, ce fils pris entre l’amour déchirant qu’il porte à ses parents et les secrets nombreux et tout aussi douloureux que ces derniers sèment sur leur passage ? Et qui sont ces femmes mystérieuses et fortes, Talya et Aurélie, qui traversent la vie de cette famille d’artistes énigmatiques et dissonants ?

Tout cela, et encore d’autres surprises vous attendent dans ce livre accompli, nostalgique et tendre, comme le résume si bien son titre.   

Dan Burcea

Adélaïde de Clermont-Tonnerre, Les Jours heureux, Éditions Grasset, 2021, 440 pages.

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