Grand entretien. Jean-Paul Fitoussi : « Comme on nous parle – L’emprise de la novlangue sur nos sociétés »

 

 

Jean-Paul Fitoussi est professeur émérite à l’Institut d’études politiques de Paris, professeur à la Libera Università Internazionale degli Studi Sociali à Rome et membre du Center on Capitalism and Society à l’université de Columbia.  Il a publié en 2020 Comme on nous parle – L’emprise de la novlangue sur nos sociétés aux Éditions Les Liens Qui Libèrent, un livre qui « cherche à expliquer comment on s’y est pris, dans un régime démocratique, pour vider de sa substance le débat… démocratique ». Le dialogue qui suit a tout d’un échange passionnant sur le pouvoir du langage et les enjeux de son utilisation dans notre société actuelle.

Permettez-moi d’invoquer en préambule le dicton si souvent cité d’Albert Camus, selon lequel « Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ». Vous utilisez, dans le même esprit, cette formule qui en dit long sur l’incontestable capacité du langage à transcrire le monde : « C’est par la médiation du langage que tout passe et se passe ». Peut-on dire que ce postulat est à la naissance de votre livre ?

« Au commencement était le verbe », j’ai depuis toujours trouvé cette phrase très belle et j’ai l’impression, toute subjective, qu’elle me permet de mieux comprendre le monde. Que deviennent, en effet, les objets et, plus généralement, ce que nous ne nommons pas ou que nous ne nommons plus ? Ils tombent littéralement dans l’insignifiance, ils s’estompent comme s’ils n’existaient pas. Il n’est aucun couple signifiant-signifié pour les désigner. C’est cela qui est à la naissance de mon livre : se pourrait-il 

que, en particulier, dans le domaine de l’économique et du social, que l’on fasse disparaître des problèmes ou des phénomènes – souffrance, dysfonctionnements, pauvreté, chômage, inégalité – parce que l’on s’abstient systématiquement de les nommer ou de les expliquer ? Lorsqu’une pensée est dominante, les pensées dominées ne disparaissent pas pour autant, mais lorsqu’elle est unique ? L’émergence de la pensée unique serait alors un phénomène de langage.

Le titre de votre livre est emprunté à la chanson d’Alain Souchon « Foule sentimentale ». Je ne peux m’empêcher d’évoquer en complément de ce vers l’atmosphère créée par la totalité de ce poème qui parle d’une « foule sentimentale » qui « a soif d’idéal ». Faut-il chercher dans votre choix cette connotation de dialogue présumé impossible ou du moins de tentative ratée ?

Je ne crois pas vraiment que les foules soient sentimentales, mais je pense pourtant que « comme on leur parle » réduit leur compréhension du monde. Alain Souchon avait raison de souligner la violence du « comme on nous parle ». On la voit à l’œuvre de façon quasi-caricaturale depuis que nous cohabitons avec le covid. La succession des discours depuis janvier 2020 jusqu’à aujourd’hui ne laisse aucune chance aux populations de comprendre. Alors oui, le dialogue en devient impossible.

Premier constat que vous faites dès l’Introduction de votre livre éveille la vigilance du lecteur : « Effacer un mot – écrivez-vous –, c’est comme jeter des livres et amputer de milliards de combinaisons notre capacité à nous faire comprendre ». Ainsi, vous mettez en évidence l’idée de l’appauvrissement du langage par l’effacement des mots par la novlangue. De quel mécanisme s’agit-il et comment devrions-nous le qualifier, si l’on prend en compte cette capacité destructrice de sens dont il serait capable ?

Goebbels avait dit en substance, je ne souhaite pas que vous pensiez comme moi, mais je veux appauvrir le langage jusqu’au moment où il vous deviendra impossible de faire autrement. Big Brother a créé un ministère de la langue, dont l’objectif était de supprimer des mots, des passages de livre, y compris de livres publiés antérieurement, aux fins d’éviter toute pensée déviante. « Savez-vous, écrivait George Orwell dans 1984, que la novlangue est la seule langue dont le vocabulaire diminue chaque année ?» La pauvreté de la langue limite la pensée, car si les mots manquent pour le dire, et bien on ne dit pas !

Un autre dégât consubstantiel à ce type de langage tient de son caractère fallacieux : « Il réduit le champs des solutions et fait apparaître la vie telle qu’elle est comme finalement pas si mal ». Comment décrire ce pouvoir destructeur par cette inattendue capacité de sophistication capable de créer des illusions ?

Un des stratagèmes utilisés par la novlangue est la répétition, du type « on a tout essayé pour vaincre le chômage, mais rien n’y a fait. » La résignation l’emporte alors sur l’espoir d’une solution, mais la résignation à un coût politique en terme électoral. Il faut au contraire convaincre que, compte tenu des contraintes qui s’imposent à nous, notre situation est la meilleure qui se puisse concevoir. Qui plus est, il ne tient qu’aux populations, elles-mêmes, de l’améliorer en acceptant quelques sacrifices (baisse de l’indemnisation du chômage, des retraites, des dépenses de santé, réforme libérale du droit du travail). Nous, gouvernement, avons fait plus que le maximum de ce que nous pouvions, c’est à vous de respecter scrupuleusement les gestes barrières. On voit bien la similitude du traitement des problèmes par les gouvernements : il faut apprendre à vivre avec le chômage, comme avec le covid.

Vous pointez du doigt plusieurs étapes dans la dégradation du langage, passant du discours vrai à la communication et tombant dans la propagande. N’est-ce pas cela l’intention des manipulateurs ?

Bien sûr. Leur intention est de faire « la réclame » de leur pensée pour convaincre. Le bras armé de la réclame étant les médias, j’y faisais aussi référence. En nombre de médias, surtout audiovisuels, l’information semble avoir laissé la place à la communication – le choix des éléments de langage propres à convaincre le public de la qualité d’une politique – et même à la propagande, caricature de la communication et caractéristique des régimes peu démocratiques.

Aujourd’hui – dites-vous – beaucoup de novlangues se croisent : « celle du politiquement correct, celle des bons sentiments, celle des priorités, celle des compromissions, etc. ». Doit-on conclure que nous assistons aujourd’hui à une accumulation à l’intérieur de ce type de langage ?

C’est précisément le plus grand danger que court la démocratie. Car si les dégâts économiques et sociaux accomplis par la novlangue et son corolaire la pensée unique sont considérables, la novlangue sévit aussi en de nombreux domaines affectant la culture du pays et le fonctionnement de la République. Dans nombre de lieux, notamment universitaires, le débat est interdit, les personnes dont les opinions sont différentes de celles « exclusivement » admises, sont ostracisées. Woke ou cancel culture désignent un mouvement dont la caractéristique est d’exclure ceux qui ne soutiennent pas à 100% le discours de la victimisation. Un politiquement correct à la puissance mille. Penser autrement n’est pas seulement incorrect, mais interdit. On perçoit bien le rapport au langage : il s’agit d’effacer des mots comme on abat des statues. L’exemple n’est pas fortuit, car en abattant des statues de personnages historiques, on réécrit l’histoire en appauvrissant son dictionnaire. Les noms de rue n’échappent pas au grand ménage linguistique et historique. L’écriture inclusive participe du même mouvement. En contraignant les gens à s’exprimer dans un langage contourné, on restreint l’espace de leur pensée tout en ne leur laissant aucune autre échappatoire que d’adhérer à la thèse que l’écriture inclusive elle-même exprime.

Vous abordez la problématique de la novlangue dans votre domaine de spécialisation qui est l’économie et la politique. Quelle est la portée de cette langue dans ce domaine ?

Considérable. En supprimant du dictionnaire des mots, y compris ceux qui désignent des théories, elle limite l’espace des politiques jusqu’à parvenir à affirmer avec Big Brother qu’il n’y a pas d’alternative. C’est la genèse de la pensée unique dont on perçoit la parenté avec la description qu’en faisait Goebbels. La pensée est unique puisque l’appauvrissement de la langue ne permet plus d’exprimer une pensée différente. Cela n’est bien sûr pas littéralement vrai, car comme le souligne Orwell, pendant un temps relativement long, la novlangue va cohabiter avec l’ancilangue (la langue que l’on veut modifier). Mais la répression sociale va faire le reste : l’exigence du politiquement correct va se nourrir de la crainte d’être exclu du cercle de la raison et des lieux favorisant l’ascension sociale. Elle conduit à l’autocensure. Mieux vaut alors reconnaître qu’il n’est pas d’autre politique. Chômage, précarité, fragilisation des classes moyennes, absence de perspectives salariales sont certes regrettables, mais nos pays sont riches et l’arbre ne devrait pas y cacher la forêt.

Pour illustrer vos propos, je vous propose de nous arrêter sur plusieurs expressions significatives. La première, c’est « libérer le travail ». Quel est le contexte et ses implications sémantiques dans la vie de notre société contemporaine ?

L’expression « libérer le travail » est volontairement ambiguë : s’agit-il d’accroître les libertés individuelles ou au contraire de les restreindre ? Je crains que la réponse ne soit la seconde. La complainte de l’entrepreneur contient un refrain disant que le droit du travail est trop contraignant, et qu’il convient de le déréguler au moins en partie, pour libérer le travail.  Or, le droit du travail a essentiellement pour objet de protéger le travailleur. Il existe une dissymétrie de pouvoirs de négociation entre le salarié et l’employeur, c’est pourquoi le droit du travail cherche à équilibrer davantage ces pouvoirs. La revendication des entrepreneurs est de libérer le travail de ses protections ! Les pouvoirs publics, notamment en Europe, y sont très sensibles, et des lois assouplissant le code du travail sont adoptées un peu partout, notamment en France, à cet effet. L’ambiguïté est de langage, libérer le travail n’est pas libérer le travailleur. En quelque sorte, il s’agit d’accroître l’insécurité économique des salariés (et leur sujétion) pour réduire celle des entrepreneurs.

La deuxième est celle des « réformes structurelles » que vous qualifiez de « chef-d’œuvre de novlangue ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi ?

En soi, l’expression « réforme structurelle » ne véhicule aucune connotation. Il est de bonnes réformes structurelles, comme il en est de mauvaises. Pourtant, en Europe, seule les réformes structurelles emportent la conviction. On dira d’un gouvernement qu’il fait une bonne politique, courageuse de surcroît, car il conduit une réforme structurelle. Mais si la réforme est mauvaise, pourquoi la politique serait-elle bonne ? En fait, il existe un non-dit, car l’expression est utilisée pour désigner les réformes dont l’objectif est essentiellement de déréguler les marchés, notamment le marché du travail. Tout ce qui va vers plus de libéralisme est présumé bon pour le pays. Le chancelier Schroeder a conduit une bonne politique parce qu’il a réduit la protection sociale et donc accru la précarité du travail et la pauvreté en Allemagne. À l’inverse, une politique dont la conséquence serait d’accroître les protections, et donc les dépenses sociales, serait réputée mauvaise.  Le fait de ne pas nommer les politiques que nous conduisons peut nous jouer des tours. Aujourd’hui la crise sanitaire et économique contraint les États à augmenter les protections, c’est-à-dire à faire l’inverse de ce que la novlangue considère comme étant une bonne politique. Essayer, quoi qu’il en coûte, d’éviter l’effondrement de la société serait alors contraire à l’intérêt des nations, précisément parce qu’il en coute. C’est d’avoir effacé les mots forgés dans les temps de crise qui nous met dans pareille contradiction.

Une autre utilisation dichotomique est celle entre les mots industrialisation et réindustrialisation. Quelle distance sépare entre elles ces deux syntagmes ?

Un siècle ! Quand nous parlons de réindustrialisation, nous ne souhaitons quand même pas repeupler la France de hauts fourneaux, d’usines polluantes etc. De surcroît nous avons peu d’avantages comparatifs pour les productions qui exigent la coopération d’un travail faiblement qualifié.  Il nous faut certes rapatrier les productions stratégiques (par exemple les produits pharmaceutiques), mais aussi industrialiser le pays dans les secteurs frontières en termes d’avance technologique, de savoir et de compétences. La stratégie devrait être de produire chaque fois à la frontière des branches industrielles, sans en négliger aucune des plus importantes pour gagner en souveraineté en réduisant notre dépendance vis-à-vis de l’extérieur. C’est cela que j’appelle la nouvelle industrialisation : non pas un retour en arrière, mais une projection vers le futur. C’est de cela dont devrait s’occuper le « nouveau » plan français.

La crise actuelle joue un rôle de révélateur de nombreux manquements dans la ligne économique et politique au niveau national de chaque État, mais surtout européen. Comment s’exprime aujourd’hui cette situation et quelles sont selon vous les possibles solutions pour en sortir ?

L’Europe a de nombreux défauts de fabrication : une monnaie sans souverain, des souverains sans maîtrise de leur budget ou de leur politique industrielle etc. Elle se qualifie elle-même de fédération d’États-nation : mais elle n’est pas une fédération et les « provinces » qui la composent sont davantage des États fédérés que des États-nation. Il en résulte une forme d’impuissance que la crise sanitaire a parfaitement illustré. En dehors de cet usage le mot fédération a été supprimé du dictionnaire de la novlangue. Le problème n’en demeure pas moins aigu pour autant : ni l’Europe, ni les États-fédérés ne disposent de la panoplie complète des instruments de politique économique. Le siège de la souveraineté demeure vide. L’euro est pour les pays comme une devise étrangère et leur politique budgétaire est encadrée par des règles. Il ne leur reste de souveraineté que celle de la réforme structurelle dans sa définition en novlangue – tout ce qui accroît la flexibilité de l’économie, notamment du travail, et réduit les coûts salariaux. Cela érige la politique de compétitivité (course entre pays pour réduire leurs coûts) comme l’unique politique dont les états fédérés ont la maitrise. Malheureusement pour l’Europe deux défaites en découlent : la baisse de la rémunération du travail d’abord, l’impossibilité arithmétique de faire gagner tous les pays : au jeu de la compétitivité, en effet, ce qu’un pays gagne, l’autre le perd.

Pour revenir au rôle des médias, surtout par la dérive installée entre leur devoir d’information et de celui de la tentation de la communication ? Encore une fois, quelle différence entre ces deux concepts ?

A l’inverse de l’information, la communication est un exercice de persuasion qui consiste à présenter les « faits » (qui peuvent être aussi des politiques) de telle sorte que l’interprétation de celui qui communique apparaisse comme la plus vraisemblable, pour ne pas dire vraie. De fait, la communication est une mise en scène de ce que l’on veut que les autres perçoivent de l’objet du discours.  Mais dans ce maniement du langage, son glissement progressif vers celui de la propagande, s’inscrit un phénomène de pouvoir. La plupart des médias sont privatisés et sont ainsi des lieux de rencontre entre le capital et le politique : faut-il alors s’étonner de ce glissement ? Il sert, à l’évidence, les pouvoirs forts et, pour cette raison, l’appauvrissement du langage est un processus appelé à durer. 

Enfin, quelle solution y a-t-il à tout cela ? Sans doute réintroduire dans le vocabulaire les mots effacés en serait une. Mais sera-t-il suffisant pour reconstruire de la confiance à travers le langage et redonner ainsi de l’espoir ?

Les gens ne se reconnaissent plus dans les discours politiques ou sur le miroir que leur tendent les médias. Leur réalité est tellement différente de celle que les uns et les autres représentent – souvenez-vous des gilets jaunes – qu’ils deviennent une proie facile pour les « démagogues », qu’on appelle populistes en novlangue. Réintroduire dans le dictionnaire autorisé les mots et les théories effacées, leur permettra de mieux analyser leurs problèmes, de mieux les nommer. Ce serait un grand pas dans le rétablissement d’une cohésion sociale qui s’effrite. Cela permettra aussi aux gouvernements de découvrir qu’il existe d’autres politiques et qu’il suffit de les mettre en œuvre pour atténuer les souffrances sociales. Cela est d’autant plus simple que ces politiques se donnent à voir et produisent des résultats, aux États-Unis, par exemple. Ce qui caractérise ces autres politiques, c’est qu’elles mobilisent tous les instruments disponibles pour atteindre leurs objectifs. Ce que l’Europe précisément semble encore s’interdire. Mais peut-être qu’avec l’apprentissage du Covid, l’ère de l’Europe dogmatique serait en train de s’achever. Il existe donc des solutions et pour l’instant, seule la volonté de les mettre en œuvre manque.

Propos recueillis par Dan Burcea

Jean-Paul Fitoussi, Comme on nous parle : L’emprise de la novlangue sur nos sociétés, Éditions Les Liens Qui Libèrent, 2020, 189 pages.

 

 

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