Interview. Ivan Rioufol : « Mon combat est celui d’un journaliste qui ne supporte pas la pensée unique, le conformisme et la diabolisation du contradicteur »

 

Ivan Rioufol publie aux Éditions l’Artilleur Journal d’un paria, un recueil qui réunit les bloc-notes tenus de manière hebdomadaire par l’auteur dans le Figaro entre 2020 et 2021. Cet opus fait suite à celui paru en 2020 chez le même éditeur, Le réveil des somnambules, qui réunissait les chroniques publiées dans le même journal dans la période 2018-2019.

Dès lors, deux perspectives s’ouvrent devant nous pour ponctuer cette continuité éditoriale : une première vue diachronique et une autre thématique, démontrant à la fois l’assiduité du journaliste et l’acuité du témoin attentif à l’évolution mouvementée de la société française contemporaine prise dans ses multiples contradictions liées à son état de santé comme nation et comme gestion de la pandémie de Covid-19. La voix singulière d’Ivan Rioufol résonne dans le paysage médiatique comme un avertissement à contrecourant contre les dangers de la pensée unique et contre sa forme plus conformiste qu’est la bien-pensance.

Bonjour Ivan Rioufol, c’est sur cette continuité que je souhaite vous interroger en premier. D’où vient la nécessité de publier ce Journal d’un paria et comment s’inscrit-il dans la suite de celui paru auparavant, Le réveil des somnambules ?

Je tiens le bloc-notes du Figaro depuis vingt ans, chaque vendredi. Et très régulièrement ils sont publiés sans en changer une ligne. C’est une manière pour moi de confronter mes analyses à la réalité des faits. J’assume la relecture, des années plus tard, de ce que j’ai analysé sur le moment. Mes chroniques sont les chroniques d’une société qui mute. 

Dès le début de votre nouveau livre, vous mettez en avant sa publication sous le signe de l’urgence. « Sortir de là ! Vite ! » – écrivez-vous, en accompagnant ces mots de la force des signes d’exclamation. L’enjeu est majeur, « il est minuit moins cinq », dites-vous, pour conclure plus loin par ce choix radical, « se réveiller ou mourir ».  En quoi ce besoin de témoigner de ce que les Français vivent depuis ces deux années est urgent et important pour vous ?

Je m’efforce, dans ma démarche d’observateur, d’être à l’écoute de la vie des gens ordinaires. J’essaie d’être leur porte-parole, pour autant que je partage ce qu’ils disent. Je mesure depuis longtemps l’état d’abandon d’une partie de la société et sa souffrance à n’être pas même écoutée. Je suis habité d’une même colère que ceux qui s’indignent d’une démocratie en panne. 

Plusieurs thèmes traversent et accompagnent l’actualité de vos bloc-notes. Je vous propose d’en suivre le fil de quelques-uns, en prenant comme porte-drapeaux les mots-clés qui les accompagnent et les définissent. Le premier concerne le langage lui-même. Qu’entendez-vous par ce que vous appelez « un écroulement général », preuve « de la dislocation de la société », en faisant le lien direct avec le vide intellectuel qui « affaiblit la France et la dépolitise » ? Donnez-vous raison au constat de Marcel Gauchet que vous citez selon lequel « Les élites dirigeantes sont devenues incultes » ? Quelles sont, selon vous, les conséquences sur la vie intellectuelle, voire spirituelle de la culture française ?

Nous subissons depuis des années une crise de l’intelligence, c’est-à-dire une impossibilité de débattre et de se confronter au réel. Le monde intellectuel s’est laissé envahir par l’idéologie (mondialiste, progressiste, antiraciste, etc.), qui ne voit que ce qu’elle croit. Mon combat est celui d’un journaliste qui ne supporte pas la pensée unique, le conformisme et la diabolisation du contradicteur. Je défends le pluralisme de la pensée. 

Prenons un autre exemple, si vous me permettez. Que disent des mots comme mise en scène de l’urgence, absence de projet, arrogance de la communication que pratique le pouvoir politique actuel ? Vous parlez également de  grandes envolées, de brasser de l’air et faire la leçon dont souffre la France dans sa manie de donner des leçons à l’humanité entière.

Ils décrivent ce que je vois d’un État bavard, qui fait davantage de communication que de politique. Le verbe n’est rien s’il n’accompagne pas l’action. Le macronisme est une  grande mascarade. 

Et pourtant, le soulignez-vous, à regarder de près, la France donne à voir l’image d’« un pays déchiré qui s’effondre et perd son rang, tandis que son actuel Président s’admire et se complimente ». Que dit cette image d’« une France abandonnée, malade de n’être plus admirée » sur les multiples fractures qui la taraudent comme le déclassement, l’immigration, la dichotomie entre « enracinés » et «déracinés », les idéologies de toutes sortes, comme le wokisme, par exemple ?

Je décris les fractures qui affaiblissent la société et je reproche à Macron d’avoir, avec son mépris pour les classes moyennes et rurales, accentué le divorce entre les élites et le peuple, les déracinés et les enracinés. La France vit sur un volcan. 

Une autre thématique largement présente est celle liée à la pandémie que les Français traversent tout au long de ces deux dernières années. La peur, largement utilisée par le gouvernement et une partie des scientifiques dans la crise sanitaire occupe la première place dans cette communication désastreuse. Vous citez Pierre Manent qui dans un article du 24 avril 2020 dans Le Figaro parle d’une inquisition de l’État. Vous affirmez que « le sanitairement correct s’annonce plus dangereux pour les libertés que le politiquement correct », justifiant « des intrusions privées et des oukases incompatibles avec une démocratie libérale ». Comment analysez-vous cette peur à la fois « légitime » et pilotée » instaurée et entretenue et quel rôle pensez-vous qu’elle joue dans la gestion de la crise sanitaire actuelle ?

Je dénonce l’instrumentalisation politique de la peur, qui a permis au pouvoir de s’affirmer artificiellement dans un autoritarisme sanitaire, qui lui fait défaut sur le plan sécuritaire. Je dénonce l’infantilisation des citoyens. Je dénonce le deux poids deux mesures d’un gouvernement qui insulte les opposants au passe mais laisse en paix les ennemis intérieurs de la nation. Tout ceci risque de se payer cher. 

Vous qualifiez « la somnolence des puissants » comme étant « une plaie » d’un monde « éthéré, coupé de la vie des gens et de leurs indignations ». Quel rôle pensez-vous que devraient jouer les élites dans les processus d’éveil où elles devraient trouver non seulement leur place mais aussi leur devoir ?

Les élites sont enfermées dans leur Cité interdite. Elles ne perçoivent rien des angoisses existentielles d’une partie de la société qui  redoute de disparaître. Elles ne sont pas à la hauteur de leur mission. Je ne les rejette pas, mais je les invite à sortir de leur caste. 

Au sujet des élites, je vous propose de nous arrêter sur l’exemple que vous donnez du professeur Didier Raoult. « Rien n’est plus sain dans une démocratie – écrivez-vous – que le questionnement ». Pensez-vous que le professeur marseillais aurait pu jouer ce rôle au grand profit de la science et de la gestion de la crise ? 

L’unanimisme est la caractéristique des pays totalitaires. Raoult a été rejeté comme un vulgaire dissident. Le pouvoir n’a pas voulu entendre ses réserves. Moralité : une partie de l’opinion fait davantage confiance en Raoult qu’en Véran, le ministre de la Santé. 

Permettez-moi d’insister sur la valeur testimoniale de votre Journal d’un paria. Son contenu, son style percutant et l’audace de se placer à contre-courant des idées majoritaires rappellent le grand journalisme qui cultivait autrefois les « courtoises controverses », comme le disait Wladimir d’Ormesson qui, devant la réponse de Camus à un de ses articles, se réjouissait de pouvoir « écrire ce que l’on pense et d’éveiller de libres critiques [1]». Que déplorez-vous le plus dans le monde journalistique et plus largement dans le monde culturel français de nos jours ?

On revient au même sujet : la vie intellectuelle est actuellement pétrifiée par le politiquement correct et la crainte d’avoir à décrire les faits. Seule l’injure sert aujourd’hui d’argument à ceux qui n’en ont plus. 

En guise de conclusion, comment voyez-vous aujourd’hui la réalité que vous analysiez il y a un ou deux ans auparavant. Pensez-vous que le réel sera plus fort que la multitude de fantaisies, de manipulations et de propagande et que la vérité montera comme l’huile à la surface, comme dit le proverbe ? 

Les faits sont têtus. 

Propos recueillis par Dan Burcea

Ivan Rioufol, Journal d’un paria : Bloc-notes 2020-21, Éditions L’Artilleur, 2022, 520 pages.

[1] In « Camus au combat », note de bas de page, p. 177

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