Tatiana Ernuțeanu : Quatre poèmes inédits

 

 

le soleil gratte en faisant apparaître

une inconnue

dans le miroir brumeux

une réalité imprégnée

par l’intensité du désastre

que tu as creusé

comme un ver pendant des années

tu regardes l’horloge

avec la même indifférence

avec laquelle tu regardes

les becs sanglants

des corbeaux

et cela te semble naturel

l’horloge affiche une heure propice à la vie

cela ne te concerne pas

cette structure compacte profitable

the world is a business

le soleil continue à racler

et tu regardes la mer embrumée

une inconnue dans le miroir

pendant que les grappes de gens cristallisés effacent

tes traces au monde

c’est une heure à vivre

la voix siffle et siffle

et le vent est un frôlement

et tu ne cesses d’en redemander

tu es avide de plaisir

et avide du fouet

et une autre mer te tente

et tu restes immobile

et tu dis que c’est bien

et le fouet devient laisse

tu lèches ses bords

tu souris heureuse

sans rien à voir avec cela

 

 

***

tu te réveilles sans voix

tu n’as pas besoin d’en faire plus

rien n’a changé

ce qui est gris et nuageux en toi

c’est peut-être juste la mer

 

 

***

tout ce que tu dois comprendre sur cet effondrement

c’est de ne plus laisser aucun éclat te faire perdre l’esprit en nommant les choses par défaut

la fréquente victoire de l’absurde

et que boire tout ton sang ne suffit pas à l’empêcher de couler

et si tu ne peux pas

tu devras t’y habituer

à te heurter à la seule place vide restante

 

 

***

j’aime ouvrir

les fenêtres en hiver

le froid et la lumière crue du matin m’aident

à me regarder avec plus de douceur, avec plus de nostalgie désolée avec laquelle je regarde les murs

en ruine qui, je pense, ne devraient jamais être recrépis

j’ai froid parce que c’est l’hiver et je me dis que c’est la seule façon d’être en hiver et dans la solitude

la flamme bleue grandit sous la bouilloire

et le plaisir lénifiant du sable blanc de Sylt

grandit avec elle dans le contexte industriel de la ville

sur la Mer du Nord, on ne peux pas avoir chaud

les plages sont parsemées de silhouettes dessinées à travers un anneau de néoprène

et le vent souffle et les brins de lumière

se glissent sur la chair liquide

d’où, au mieux,

tu peux avoir un sandwich au petit pain et au poisson mariné

à travers la fenêtre les gens circulent et j’envie leur courage

et le vent souffle

et seuls les désastres des autres les maintiennent en vie

leurs têtes inclinées me rappellent mes bonnes intentions

et le vent souffle dans les canettes de bière sur la plage et Brunhilda chante

try a little tenderness

et c’est beau et triste

de voir le cendrier où tous les mégots de cigarettes portent des traces de rouge à lèvres

c’est difficile d’être généreux devant la fenêtre

et au bord de la Mer du Nord

Tatiana Ernuțeanu©

Tatiana Ernuțeanu est née en Roumanie et est publiciste et poète. Diplômée de la Faculté des langues et littératures étrangères et d’un Master en relations publiques à la SNSPA, ancienne enseignante de langue roumaine et spécialiste des relations publiques depuis plus de 15 ans, elle s’est fait connaître avec son premier livre Carne, vise si oase triste uitate în Hydra (Viande, rêves et os tristes oubliés à Hydra), publié aux Editions Eikon 2020. Elle a publié des poèmes dans des revues littéraires en Roumanie et à l’étranger, comme Neuma, Viața Românească, Luceafărul, Steaua Magazine, To The Lite House, Tastzine etc.

Sensuels-mystérieux, ambiguës, pénétrants et intenses, cherchant à explorer les ressorts intérieurs, ses écrits proposent une poésie expressive, fortement marquée par le visuel, dominant les niveaux émotionnels.

L’année dernière, elle a été invitée au Festival international de poésie de Bucarest, 11e édition, et au Marathon de poésie et de jazz, 13e édition, organisé par le Musée national de la littérature roumaine de Bucarest.

Tatiana aime non seulement la poésie pure, mais aussi la prose poétique, et écrit chaque mois pour le magazine Forbes Life, dans la rubrique Chicstalgia, ainsi que pour d’autres magazines en tant qu’invitée spéciale.

(Traduit du roumain par Dan Burcea)

 

 

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