Grand entretien. Philippe Zaouati : « La littérature est l’un des derniers lieux où le doute est permis »

 

Applaudissez-moi est le nouveau roman de Philippe Zaouati. Le cadre fermé d’une enquête de la brigade financière conduit à un huis clos où le jeu des questions-réponses n’est que prétexte pour permettre à Samuel K., le héros du récit, de raconter son expérience de vie et justifier ses agissements face aux accusations dont il fait l’objet. Si la maîtrise du suspens renvoie vers le roman policier, la plaidoirie contenue dans ses pages le range du côté humaniste, reflet d’une génération qui refuse de subir les crises financières ou de santé, comme celle du covid-19 que nous vivons.

Bonjour Philippe Zaouati, pour rester sur ce choix d’écriture qui transforme une enquête judiciaire en un mélange de récit romanesque et de huis clos, il serait très intéressant de nous dire comment est née cette idée et comment a-t-elle fait son chemin pour devenir le livre que vous nous présentez aujourd’hui.

D’abord, il y a eu une évidence, une sorte de pulsion. Cette expérience inédite du confinement ne pouvait pas être stérile, ce temps ne devait pas être perdu, le besoin d’écrire est né immédiatement. Ensuite, j’avais l’idée depuis quelques temps d’écrire la suite de mon premier roman « La fumée qui gronde » qui racontait la chute d’un golden boy lors de la crise de 2008. J’avais envie de raconter ce qu’il était devenu, comment on peut renaitre de ses cendres dans notre monde actuel et à quel point la pression du « business as usual » est puissant. Le reste est venu en écrivant …

Choisir comme toile de fond le Grand Huis clos du confinement du début de l’année 2020 vous a sans doute offert une occasion parfaite dans votre travail d’écriture. Comment vous est venue cette idée d’exposition dramatique sous forme de poupées russes de l’incarcération pour offrir plus de force à votre tissu narratif ?

J’aime bien l’idée que les événements ne naissent pas spontanément, qu’il y a des moments d’accélération de l’Histoire, aussi bien au niveau personnel qu’à celui de la société, mais qu’ils puisent leur source bien en amont. Le huis-clos donne une unité de lieu et d’action, à la mode d’une tragédie antique, mais rien n’empêche de voyager dans le temps et dans l’espace. Au contraire, c’est même ce que le confinement nous a poussé à faire, projeter nos rêves ailleurs. C’est aussi ce que fait le principal protagoniste de mon roman, il revient en arrière, il cherche à retisser les fils de son parcours, à comprendre les moments clés, les instants de rupture, ceux où la vie s’accélère brutalement comme dans une chute d’eau.

Cette proximité entre les faits réels et le temps de l’écriture a dû vous conduire vers un sentiment d’urgence face à la rédaction de votre récit. Comment avez-vous écrit ce roman, et d’ailleurs quelle manière d’écrire utilise le romancier que vous êtes ?

Bien sûr il y avait ce sentiment d’urgence parce que le temps du confinement avait une densité particulière et je voulais que le roman soit contenu en quelque sorte dans cette bulle. Pour autant, je n’écris jamais d’une traite. En fait, mon écriture ressemble aussi à ces allers et retours, à cet effet poupée russe. Je peux rédiger un paragraphe du premier chapitre le matin et travailler sur la conclusion du livre le soir. Petit à petit, cela converge. J’essaie autant que possible de me laisser surprendre.

Le titre « Applaudissez-moi » renvoie à l’événement récurrent auquel les Français se sont livrés chaque soir pour remercier le personnel sanitaire. Sans dévoiler la symbolique de ce rituel dans votre récit, que pouvez-vous nous dire de ce choix de titre ? Quel sens donne-t-il à votre roman ?

Certains de mes amis ont cru que c’était une injonction à prendre au premier degré, que je demandais qu’on m’applaudisse. Cela prouve que je dois être beaucoup plus mégalo que je n’imagine. Plus sérieusement, le titre pose la question de la morale de nos actions. Qui doit être applaudi aujourd’hui ? Où se trouve la vertu ? Le personnage principal se trouve face à une perte de repère, mais toute la société avec lui. Paie-t-on suffisamment les éboueurs, les aides-soignantes, les infirmières ? Comment être à la hauteur dans des moments aussi déstabilisants ?

Avant de vous interroger sur l’histoire de Samuel K. et d’essayer de dresser avec vous son portrait, je ne peux pas m’empêcher de penser à celui de Joseph K. Suis-je sur une bonne piste en évoquant cette homonymie entre votre héros et celui du Procès de Kafka ? Avez-vous pensé à celui-ci ?

Difficile de ne pas y penser. On ne donne pas ce nom à un personnage sans avoir une forme de vénération pour l’auteur du Procès. Kafka me semble indispensable pour lire la période inouïe que nous vivions. Dans son dernier essai « Où suis-je ? », Bruno Latour fait d’ailleurs le parallèle entre le confinement et la métamorphose kafkaïenne. Nous sommes devenus des termites écrit-il, nos membres ont perdu de leur utilité, nous sommes lourds et empruntés dans nos nouvelles carapaces, et pourtant cette métamorphose est peut-être une libération. C’est un peu la même chose pour mon personnage, l’enfermement lui ouvre la voie à une nouvelle liberté.

Essayons de dresser un bref portrait de Samuel K. Qui est-il, et pourquoi se décrit-il comme « le vilain petit canard » de la finance? Est-il vrai que sa vie est « d’une banalité à pleurer », comme il le dit ?

Samuel K. est un privilégié. Il dirige un fonds d’investissement à succès, il a fait fortune, il habite dans un luxueux appartement de l’île Saint-Louis à Paris. Il passe sa vie à voyager autour du monde pour ses affaires. Ses jeunes collaborateurs voient en lui un mentor, un modèle qui prouve qu’on peut gagner des millions de dollars et mériter quand même le paradis. Mais cette réussite n’est qu’apparente. Dans le monde dans lequel il évolue, Samuel n’est pas le bienvenu. Il se sent étranger, il n’est pas du sérail, il ne possède pas le bon pedigree. Il détonne, il parle fort, il claque trop de portes au nez des puissants. Est-ce une vie banale ? Évidemment, vu de l’extérieur, la haute finance peut paraitre exaltante, mais quelle existence n’est-elle pas finalement d’une banalité à pleurer ?

Quant au fil narratif de votre roman, il pourrait se résumer ainsi : mars 2020, en pleine pandémie, le monde s’arrête, se confine et l’humanité semble plonger dans « un nouveau Moyen Âge », comme l’appelle Samuel K. qui, à la tête d’une entreprise de financement du développement durable, se décide à agir pour finir par se retrouver dans le bureau de l’inspecteur financier. À ces faits manque la radiographie de l’état d’esprit de votre héros. Que pouvez-vous nous dire à ce sujet ?

En fait, le confinement est une révélation pour Samuel K. Il découvre à quel point il est enfermé, non pas dans son appartement, mais dans le carcan de ses contradictions. Il a effectivement le sentiment d’être en mission, guidé vers un but qui le dépasse, et en même temps il utilise pour y parvenir des moyens très prosaïques. C’est ce qui explique sans doute pourquoi sa vie est ponctuée de ces moments de rupture, son départ de la banque Lehman Brothers avec un carton sur les bras, son voyage africain, sa rencontre providentielle à Nairobi avec un spécialiste des forêts, et désormais le confinement. Comme s’il devait en permanence se recaler sur sa trajectoire.

Une autre interrogation qui préoccupe l’esprit de votre héros concerne l’art, les libertés individuelles et une vérité que le virus a révélé à notre humanité, son « irrémédiable déclin ».  Vaste programme qui déclenche dans le cœur de Samuel K. un désir de réviser sa vie, de la rembobiner pour mieux saisir le sens de son existence et sa valeur de rite initiatique. En quoi cette suite de flash-back est-elle, selon vous, nécessaire, voire salutaire à travers le sens qu’il tente de donner à ses expériences de vie ?

On a beaucoup parlé de « monde d’après » pendant le premier confinement, comme si une expérience brutale et inattendue devait forcément donner naissance à un monde nouveau, meilleur, purifié. Aujourd’hui, alors que la crise dure, on se prend plutôt à avoir la nostalgie du monde d’avant. Ce sont les deux côtés d’une même pièce. Samuel est fasciné par les chutes Victoria. C’est quoi l’avant et l’après d’une chute ? La rivière coule-t-elle différemment à la sortie de la cataracte ?

La pandémie a renforcé les tenants de l’effondrement. Alors, bien sûr, il y a le changement climatique, la fonte de la banquise et la disparition des espèces, mais l’effondrement qui devrait nous préoccuper tout autant est celui de notre capacité à habiter le monde. C’est pour cela que Samuel s’interroge : si cette période ne donne pas naissance à des œuvres d’art sublimes, alors les collapsologues auront eu raison.

Un autre thème que vous avez déjà traité dans plusieurs de vos ouvrages est celui d’un visage positif, altruiste de la finance. Les expériences de Samuel K. qui, rappelons-le, se trouve à la tête d’une société de financement durable, le conduisent de plus en plus vers ce choix. Pourriez-vous nous en dire plus sur ses convictions ? Que devons-nous comprendre par cette volonté de « réintroduire de l’altruisme » dans un système n’ayant prouvé depuis des années que des failles et un manque cruel d’humanité ? Dans ce sens, est-ce que Samuel K. ne serait en quelque sorte votre alter ego ?

Samuel K. est un banquier, c’est dans cette discipline qu’il excelle. Il essaie donc d’utiliser ce talent pour rendre le monde meilleur, pourquoi pas ? Cela fait des millénaires qu’on a besoin de la finance pour développer des projets, sécuriser le commerce, construire des infrastructures. Lorsqu’il rencontre ce jeune employé de l’ONU à Nairobi qui lui explique comment on pourrait financer la reforestation, il a une épiphanie. Il se rend compte que son métier peut être utile. Il va faire de la finance responsable, de la finance verte. Cela fait évidemment écho à mon parcours personnel. J’ai commencé à m’intéresser à la finance durable au moment de la crise financière de 2008, et comme Samuel je m’interroge sur le bilan de cette expérience. En apparence, elle est réussie. Je disais récemment dans une interview que « nous avons gagnée la bataille culturelle ». Le roman me permet de faire un pas de côté et de me demander si nous ne sommes pas les jouets du système, des alibis naïfs qui permettent la poursuite du « business as usual ».

Samuel K. semble déstabilisé par la rencontre avec Angèle envers laquelle il éprouve « une passion chaste ». Qui est cette femme qui dégageait « un juste dosage de force et de beauté » ? Sans dévoiler l’intrigue du récit, que va-t-elle provoquer dans l’âme de Samuel K. ?

Angèle est une infirmière bordelaise qui vient à Paris pour porter main forte aux équipes de réanimation de l’hôpital de la Pitié. Elle cherche un logement gratuit pour quelques semaines. Samuel décide de l’héberger. Coupé du monde par obligation, il va paradoxalement faire entrer le monde chez lui. Enfin. Pendant son séjour, ils ne vont échanger que quelques phrases, mais Angèle apporte la lumière, comme une révélation. Elle se bat pour maintenir la vie, et cela lui parlait beau et simple, tellement éloigné des montages financiers complexes qu’il utilise en pensant sauver le monde. Elle représente le don de soi.

J’ai beaucoup aimé l’expression « la plus grande escroquerie philanthropique de l’Histoire » que vous utilisez vers la fin de votre roman. À ce sujet, diriez-vous que tous les moyens sont bons pour faire le bien ? Et d’ailleurs diriez-vous qu’il est encore possible et nécessaire de nos jours de croire en ce bien dont la lumière pâlit sous les couches épaisses des privations ?

Je suis comme mon personnage, je navigue entre le désespoir et la pulsion vitale de l’action. Il ne s’agit pas tant de croire dans le bien que d’œuvrer à chaque instant pour s’en approcher. En utilisant pour cela tous les moyens ? Non, je ne pense pas que la fin justifie les moyens. C’est aussi pour cela que le roman est utile, il permet de dépasser les bornes, sans se brûler les ailes. Dans la vraie vie, les règles ne sont pas les mêmes, mais on peut poursuivre des objectifs similaires. On peut aussi faire de la philanthropie sans passer par l’escroquerie, enfin j’espère.

En guise de conclusion, j’aimerais savoir comment avez-vous pu éviter le piège d’une construction romanesque manichéiste dans laquelle votre héros aurait pu tomber et finir par se donner bonne conscience, un peu comme dans le syndrome de Robin des Bois dont vous parlez à un moment donné. Pour le dire autrement, quel sens avez-vous souhaité donner à toute cette histoire bouleversante et unique des temps que nous vivons depuis le début de cette pandémie et à l’avenir incertain qui nous attend ?

Nous sommes de plus en plus confrontés à des versions manichéennes du monde, avec une démocratie qui fonctionne mal et des réseaux sociaux qui exacerbent les points de vue les plus caricaturaux. La littérature est l’un des derniers lieux où le doute est permis. C’est ce que j’ai essayé de faire à travers le personnage de Samuel, il est en équilibre instable. Toute son histoire est faite de chutes et de réinventions. Notre avenir est incertain, mais c’est une donnée de l’existence, la vie n’est pas un long fleuve tranquille.

Propos recueillis par Dan Burcea

Philippe Zaouati, Applaudissez-moi, Éditions Pippa, 2020, 136 pages.

 

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