Jennifer Richard: Dans la rue

 

Le lundi 11 mai (ou dans les jours qui suivent), on ouvre la grille. On lâche les chiens. Les Français vont sortir de chez eux. En hordes, en groupe, en famille, en colère.

Parmi eux :

Emmanuelle, externe au CHU de Sète, qui a vu son stage aux urgences prolongé d’un mois alors qu’elle était déjà à bout de forces. Lasse d’attendre l’approvisionnement, elle a dû confectionner des masques elle-même, pour ses collègues, sa famille et ses proches. Dévouée à sa mission depuis toujours, elle ne supporte plus les remarques de certains professeurs : « On est obligés de les soigner, ceux qui n’ont pas respecté le confinement ? », inspirés par les propos du préfet de police de Paris.

Johanne, chanteuse lyrique, dont les représentaions ont toutes été annulées, au moins jusqu’au mois de septembre ; et sa sœur libraire, qui redoute de faire faillite.

Idriss, qui partage une cellule de neuf mètres carrés avec deux autres détenus, et qui n’a pas reçu de visites depuis deux mois. Karim, un des gardiens de la prison, qui n’a pas les moyens de maintenir l’ordre. Il a dû éteindre le feu à trois reprises, ces deux dernières semaines.

Armelle, 80 ans, qui vit seule dans son appartement de Paris, coupée de ses enfants et amis, victime d’un dégât des eaux ; et Loubna, étudiante coincée dans un studio de douze mètres carrés à Créteil, loin de ses parents.

Janine 90 ans, qui vit en EHPAD et qui a été contaminée par le covid-19. La direction de l’établissement, suivant les directives du gouvernement, a refusé de l’envoyer aux urgences. Elle n’a pas peur de la mort. Mais mourir seule…

Ali, à qui il a été refusé de se rendre à l’enterrement d’un ami ; et Ivan, qui n’a pas pu aller se recueillir à l’église.

Karine, confinée avec son conjoint, alcoolique et violent.

Linda, qui n’a pas d’autre choix que de faire la queue trois heures pour recevoir son colis de survie alimentaire.

Peter, dénoncé par sa voisine de palier parce que, le même jour, il est sorti une première fois faire ses courses, puis est retourné dehors acheter le pain, qu’il avait oublié. Le vocabulaire de crise, avec ses « gestes-barrière » et sa « distanciation sociale » l’exaspère, tout comme les « Restez chez vous », les « Je sauve des vies » et autres « #StayTheFuckHome », matraqués à tout bout de champ par celle qui, par devoir, l’a balancé aux autorités. Lui, qui est Allemand, compare la situation avec celle d’Outre-Rhin, dont il a des échos positifs. Il se demande pourquoi la France est soumise à de telles difficultés, et comment certains Français peuvent encore faire confiance à leur gouvernement.

Jean-Pierre, pharmacien, qui s’est fait insulter par un grand nombre de clients inquiets et mécontents parce que, par les directives du gouvernement, il a été empêché de vendre les centaines de masques qu’il avait en stock.

Jonathan, médecin généraliste qui, déterminé à soigner ses patients selon les principes du serment qu’il a prêté, a décidé d’aller contre les directives du gouvernement en prescrivant de l’hydroxi-chloroquine, et qui se voit maintenant ostracisé par certains de ses confrères.

Pedro, dont les deux filles de six et huit ans font des terreurs nocturnes, à cause du journal télévisé. Comment va-t-on faire avec nos copains, lui demande la plus petite, si on a peur des autres tout le temps, si on n’a pas le droit de se rapprocher, de se toucher, et de jouer normalement ? Et combien de temps va-t-on devoir vivre comme ça ?

Michel, 82 ans, ancien d’Algérie, écoeuré d’avoir entendu tous les soirs à la télévision que son pays était en guerre. Il se rappelle 1958, quand il était en permission, et qu’il s’empêchait, suivant les directives du gouvernement, de dire que la France était en guerre. Il sait par ailleurs que c’est toujours au prétexte du combat contre l’ennemi et de la sécurité qu’un Etat impose des lois liberticides.

Georges, routier et gilet jaune (alias « Jojo » pour certains) qui, à cause de la fermeture des aires d’autoroutes, n’a pas pu prendre un seul café lors des interminables trajets en camion qu’il effectue pour approvisionner les supermarchés. Il repense avec amertume aux dernières manifestations auxquelles il a participé, et à la façon dont, sur BFMTV, étaient décrites leurs actions, à ses camarades et lui. Il se demande ce qu’il adviendrait de ces journalistes s’ils décidaient de rester au dépôt.

Alexandre, adolescent idéaliste à Grenoble, qui rêve d’une humanité respectueuse de son environnement. Il s’émerveille de ce printemps voluptueux, du retour des oiseaux dans les arbres et de ces cortèges d’animaux insolites qui se donnent rendez-vous sous ses fenêtres, la nuit tombée. Effaré par les discours de Geoffroy Roux de Bézieux et de Bruno Lemaire, il redoute le retour des innombrables traînées dans le sillage des avions, des particules fines, de la pollution, du bruit, du gris, du tourisme de masse et de toute cette culture mortifère. De ces derniers instants de silence et de beauté qui vont disparaître, il profite, les larmes aux yeux

Saïd, adolescent idéaliste à Mayotte, qui vit avec sa mère et ses cinq sœurs, sans eau courante. Il se demande pourquoi son département, méprisé par l’Hexagone, doit supporter plus longtemps que les autres le confinement.

Victor, étudiant en informatique, qui sait que le fichage des personnes infectées par le virus est un pas supplémentaire vers la surveillance généralisée des citoyens et que l’état d’urgence, une fois décrété, laisse des traces indélébiles dans une société. Il voit venir le jour où, comme dans certaines villes de Chine, la puce qu’ils auront sous la peau définira leur accès aux soins, à l’éducation, aux services d’assurance et de prêt, au logement et aux déplacements.

Marie, au chômage partiel, qui se rend compte que depuis qu’elle dépense moins, elle vit mieux. Après avoir passé deux mois entiers avec son mari et ses enfants, elle se demande si cela vaut la peine, finalement, d’aller travailler pour un géant de l’industrie automobile. Heures de pointe, stress, réunions, machine à café, Power-point, salade hors-de-prix sur le pouce, productivité… Est-ce ainsi qu’elle est le plus utile à la société ?

Le lundi 11 mai (ou dans les jours qui suivent), que feront-ils ?

  1. obéir
  2. râler
  3. déprimer
  4. se révolter

 

Jennifer Richard, 6 mai 2020

Après un début dans la science-fiction, Jennifer Richard s’inscrit dans une littérature à caractère historique et politique. Nourrie par les récits de guerre et la pensée d’auteurs tels que Koestler, Soljenitsyne, Mirbeau, Merle ou Orwell, elle vise à mettre en avant de manière plus évidente les dérives de nos gouvernements. Bibliographie :

  • Le diable parle toutes les langues, Albin Michel, à paraître après confinement;
  • Il est à toi ce beau pays, Albin Michel, 2018;
  • L’illustre inconnu, Robert Laffont, 2014; Requiem pour une étoile, Robert Laffont, 2010;
  • Bleu poussière, Robert Laffont, 2007
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