Selon Marguerite Duras : « Écrire, c’est aussi ne pas parler. C’est se taire. C’est hurler sans bruit. » Cela a commencé comme ça, en effet, très tôt, dans l’enfance pendant laquelle les livres étaient un si doux refuge : par l’envie d’éprouver ce bonheur infini de pouvoir se taire sans en être culpabilisée et de pouvoir hurler ou dire -déjà, au moins- sans bruit, pour donner corps à cette foule de pensées et de territoires imaginaires que je n’osais verbaliser, qui m’assaillaient, m’emportaient, me poussaient à chavirer, rêver, m’évader. Si écrire c’est se taire, être écrivain, ou plutôt le dire, c’est FAIRE taire. Faire taire cette petite voix qui, inlassablement, interroge notre légitimité à prétendre l’être et permettre à cette autre petite voix de remporter l’âpre combat qui les oppose, celle qui désire ardemment s’exprimer, raconter, inventer un monde, ordonner son monde, avoir l’audace de s’affirmer.
Alors, comment passe-t-on de ces mots griffonnés d’une écriture tremblante, confiés à l’alcôve d’un journal intime d’écolière, ce secret inavouable qu’un jour on sera écrivaine parce que rien ne semble plus rassurant, nécessaire, viscéral, et parce que rien ne semble mieux pouvoir rendre l’existence et ses tourments et sa vanité et ses incertitudes acceptables, au fait de le devenir, et de l’assumer ?
Je préfère déjà employer le terme de romancière. Il me semble moins présomptueux. Dans le Larousse, l’écrivain est celui qui « compose des ouvrages littéraires, homme, femme de lettres » et le romancier est plus sobrement défini comme « auteur de romans » et puis romancier se rapproche de romancer et de romanesque. Et j’aime cette idée de romancer la réalité, de lui procurer une aura romanesque.
« Il m’arrive de trouver que la vie est une horrible plaisanterie. Si l’on est tant soit peu sensible, on est écorché partout et tout le temps. » disait Sagan. Écrire, pour moi, c’est d’abord cela : tenter de poser un baume sur ses bleus à l’âme, ceux prétendument de l’enfance qui perdurent à l’âge adulte, voire s’exacerbent, mais doivent être claquemurés dans le silence, ceux d’une âme trop sensible pour savoir résister aux assauts blessants de la réalité, et ne pas en être à chaque fois terrassée. Et espérer y trouver un écho.
Il faut avoir en soi un peu de folie probablement pour écrire ou en tout cas pour vouloir devenir écrivaine ou même romancière, et plus encore pour se l’avouer, et le dire ! « Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu’écrit la raison. Il faut demeurer entre les deux, tout près de la folie quand on rêve, tout près de la raison quand on écrit. » selon André Gide. Sans doute faut-il trouver ce chemin entre la raison et la folie pour dessiner sa voie, esquisser sa propre voix.
Écrire, c’est d’abord démaquiller le sourire, celui des autres, et le sien. Maquiller la mélancolie, aussi. Et valser avec cette vague voluptueuse de mots et d’émotions. C’est traquer la vérité. Tronquer la vérité. Se laisser porter et emporter par ses propres émotions. Les transcrire. Les ressusciter parfois. Les susciter chez le lecteur, surtout. Donner chair aux illusions. Donner corps aux rêves. Toucher en plein cœur. Essayer, du moins. Tenter d’effleurer les âmes. Poignarder ses propres regrets. Traduire la réalité. Mais aussi trahir la réalité. (Me) voiler. (Me) dévoiler. (Me) masquer. (Me) démasquer. Me laisser embarquer, ailleurs. Essayer d’embarquer le lecteur, loin. Songer à la vie. Singer la vie. Singer la mort. Moins songer à la mort. Donner du sens à ce qui semble ne pas en avoir. Se confronter au pouvoir magique des mots. Affronter leur résistance. Avoir le sentiment d’être au bon endroit, là seulement, là enfin. Donner vie aux songes. Étouffer les angoisses, parfois en les auscultant, proclamant, tordant. Trouver une résonance, l’espérer. Et ainsi : respirer. Semer le doute. Lever le doute. Tenter. Persévérer. Chuter. Réessayer. Lutter. Contre les mots et les doutes, encore eux, qui, décidément, s’obstinent et reviennent à la charge. Donner au présent éphémère des accents d’éternité. Donner à l’éternité des accents présents. Ne plus donner le change. Changer la donne, en avoir la prétention, un court instant. Disséquer le réel. Sublimer le réel. Distordre le temps. Remonter le temps. S’évader du monde. Inventer un monde. Jongler avec les mots. Et avec leur mélodie. Et avec les sentiments. Étreindre le présent. Éteindre les maux du passé. Enlacer l’avenir. Être soi, plus qu’ailleurs. Être soi derrière les autres inventés. Feindre. Ne jamais faire semblant, finalement. Jouer avec les paradoxes. Fuir. Me retrouver. Oublier. Se souvenir. Troubler. Oser. Dérouter. Donner une voix à l’indicible. Jouer avec les apparences. Se déjouer des apparences. S’enivrer de mots. Se griser d’émotions. Mentir. Démentir. Insinuer sans asséner. Vivre mille vies. Voler des âmes, des émotions. Les siennes. Et celles des autres. Il faut l’avouer : l’écrivain est un délinquant, en toute impunité, le cleptomane des âmes. Et ainsi vivre ma vie. Se mettre en retrait de la réalité pour l’appréhender, la relater, en être moins écorchée. Ou la recréer. Être vraie. Sonner juste : en tout cas, le vouloir jusqu’à l’obsession, jusqu’à trouver la note parfaite. Être ailleurs, et vraiment là. Crier en silence. Faire chanter les mots. Enchanter la vie. Réécrire l’histoire. Écrire mille histoires, procurer voix et destins et espoirs à des êtres qui, en dehors de la fiction, n’en auraient peut-être pas. Donner l’illusion de s’adresser à tous, et pourtant parfois, ainsi masquée, n’écrire que pour une seule personne.
Et une fois le texte achevé, être épuisée, se sentir rassasiée, rassérénée même, une fraction de seconde, et puis réaliser que ce n’est qu’une illusion, cette sérénité, que presque rien n’égale la puissance de cette drogue et n’avoir qu’une envie : recommencer pour se laisser à nouveau emporter, ailleurs, loin, par les émotions et l’irrépressible envie d’essayer de les transmettre et d’en susciter et alors peut-être seulement à force de voir ces vagues d’histoires, de pensées, de mots, et surtout d’émotions (oui, toujours, surtout) revenir encore et encore, dire à l’enfant qui osait à peine en rêver, qui le confiait seulement à son journal, qu’on l’est enfin un peu : romancière.
« Ni le feu ni la glace ne sauraient atteindre en intensité ce qu’enferme un homme dans les illusions de son cœur. » écrivait Francis Scott Fitzgerald dans Gatsby le magnifique. Peut-être est-ce cela l’objectif ultime de l’écriture, le mien en tout cas : atteindre l’intensité de ces illusions qui résident au plus profond des cœurs, ces émotions, blessures ou caresses invisibles que l’écrivain ressent (plus ?) violemment dans sa chair et dans son âme qu’il veut traduire avec le plus de force et de justesse possibles. Toujours la quête de cette note parfaite. Une quête sans fin, dévorante mais passionnante et exaltante.
Sandra Mézière est née à Laval et vit à Paris. En parallèle de ses études en droit, sciences-politiques et d’un Master professionnel de cinéma, option scénario, elle partage sa passion pour le cinéma et les festivals qu’elle couvre désormais depuis vingt ans sur son blog Inthemoodforcinema.com et dans la presse. En 2016, les Éditions du 38 ont publié son recueil de 16 nouvelles « Les illusions parallèles », 16 histoires qui ont pour cadre autant de festivals de cinéma différents. La même année, les Éditions du 38 ont également publié son premier roman, « L’amor dans l’âme » dont l’intrigue se déroule dans le cadre du Festival de Cannes. Depuis l’adolescence, elle a remporté de nombreux concours d’écriture. Récemment, elle a remporté plusieurs prix du jury des concours de nouvelles du site Short Édition. Deux de ces nouvelles lauréates ont été publiées dans les recueils collectifs de chez Short Édition. Elle a également écrit des séries pour des magazines comme Le Quotidien du médecin. En 2018, elle a remporté le concours Nouveaux talents des Éditions J’ai lu. Sa nouvelle lauréate « Une bouteille à la mer » a été publiée en 2019 aux Éditions J’ai Lu dans le recueil « Sur un malentendu, tout devient possible ». Et elle vient de remporter le concours de nouvelles du Prix Alain Spiess 2020 avec son texte « Les âmes romanesques » également publié en recueil collectif.