Interview. Johann Fleuri : « Tokyo est une ville qui m’inspire au quotidien »

 

Johann Fleuri est journaliste indépendante basée à Tokyo et correspondante Japon pour Ouest-France. Pigiste pour la presse magazine (TempuraMag, Les Inrocks, Zoom Japon, etc.). Elle publie Tokyo, Petit atlas hédoniste, un magnifique beau livre accompagné des photos de Pierre Javelle publié aux Editions du Chêne. Rappelons qu’elle avait déjà publié en 2017 Portraits de Tokyo, paru aux Hikari Éditions.

 

Vous venez de publier, comme je le disais, un deuxième livre sur la ville de Tokyo. Y a-t-il un lien entre ces deux livres ?

Les Portraits de Tokyo et Tokyo petit atlas hédoniste sont deux ouvrages très différents. Le premier proposait de donner la parole à une quinzaine de personnes, toutes résidentes de la capitale japonaise et de livrer leurs histoires personnelles, leurs relations avec la ville, leurs lieux favoris. Pour le petit Atlas hédoniste, l’intégralité des lieux, portraits etc. sont une sélection personnelle, ce sont davantage des lieux qui me semblent incontournables lorsque l’on veut découvrir la ville en profondeur : en ce sens, il est donc peut-être un peu plus personnel. Tokyo est une ville qui m’inspire au quotidien : en mouvement perpétuel, elle change et se renouvelle tout le temps et je suis très heureuse d’y vivre depuis cinq ans. Elle est propice à tous les projets et j’ai d’ores et déjà de nouvelles idées/envies de livres en tête.

« Tokyo n’est pas à proprement parler une ville qui se visite, mais une ville qui se vit » – écrivez-vous dans l’Introduction. Pourriez-vous nous en dire un peu plus sur ce besoin d’appartenance quotidienne auquel elle invite ses visiteurs ou ses habitants ?

La notion de « ville qui se vit » rejoint cette idée de mouvement perpétuel précédemment évoquée. Tokyo, on aime s’y perdre, déambuler. Tomber sur un café, un temple voir un monument historique complètement par hasard. Il me semble que c’est la meilleure façon de la découvrir. Contrairement à Kyoto, qui se visite davantage, Tokyo se ressent dans son énergie, son dynamisme incomparable.

Parallèlement, il y a dans cette mégalopole « une carapace (qui) mérite d’être percée », dites-vous.  En quoi la note « hédoniste » qui préside le caractère de votre atlas peut aider le touriste/lecteur à découvrir ce que vous appelez ses « délices » ?

Oui car je pense qu’appréhender Tokyo et le Japon en général demande du temps. On peut se faire de fausses idées au départ, sur les us et coutumes du pays mais si on prend le temps de s’investir, de creuser un peu plus, on atteint les délices, le goût de la vie de Tokyo qui la rend si unique.

Est-il vrai, par ailleurs, que par sa langue, ses idéogrammes, son mode de vie, etc. le Japon demande à ceux qui la visitent mais surtout à ceux qui veulent s’y installer un effort plus grand d’adaptation qu’ailleurs ? 

Je pense que c’est un ressenti très personnel, en fonction des personnalités et des choix de vie de chacun. Certaines personnes ne s’adaptent jamais au Japon, d’autres en revanche ressentent le déclic très rapidement. Ce deuxième cas de figure fut mon expérience. Lors de mon tout premier voyage à Tokyo, en 2009, j’ai immédiatement senti, dès la première semaine, qu’un sentiment intense naissait et qu’il serait durable. La vie m’a prouvé que je ne m’étais pas trompée sur ce point. Mais effectivement ce coup de foudre ne suffit pas, il faut ensuite se donner les moyens de s’adapter (culture, langue) de comprendre une société différente sans jamais la juger. Une démarche qui est sans doute plus facile lorsqu’au départ, ce fort sentiment nous accompagne.

Parlant de la charpente qui soutient la structure de votre livre, son point de départ est le centre historique de Chūō. Comment s’ensuivent les chapitres, peut-on parler d’une circularité géographique par arrondissements ou tenant compte de l’évolution historique de la ville ?  Ou des deux ?

Il me semblait primordial de prendre le temps de parler de l’histoire de Tokyo qui est très ancienne et complexe à la fois : difficile d’imaginer aujourd’hui que Tokyo n’était qu’un village de pêcheurs au début de sa fondation. L’héritage culturel d’Edo, l’ancien nom de Tokyo, est encore très fort aujourd’hui dans la vie des Tokyoïtes, particulièrement dans les quartiers de l’ancien “centre-ville” d’Edo. Il me semblait intéressant de creuser davantage cette partie-là, qui est souvent survolée dans les guides de voyage classiques et qui est pourtant majeure pour comprendre les origines de la ville et pourquoi elle s’articule de cette façon dans l’espace.

En zoomant ensuite sur la structure de chacun des chapitres, vous établissez un socle interne bien précis : une introduction, un chapitre Les Essentiels, un autre Visite, Food and drink, Gastronomie, Flânerie, mais aussi, ce qui vous tient sans doute à cœur des Portraits etc. Comment avez-vous choisi tous ces sous-chapitres et en quoi offrent-ils une image plus fidèle de l’âme de la ville ?

“Tokyo petit atlas hédoniste” fait partie d’une collection des éditions du Chêne. Le chapitrage est donc identique à l’ensemble des livres de la collection. Il était en revanche possible de consacrer davantage d’images à certains lieux en fonction de leur pertinence.

Parlons ensuite des cartes que vous rajoutez mais surtout des photos de Pierre Javelle. Que pourriez-vous nous dire de cette heureuse collaboration ?

Pierre est venue au Japon pour ses prises de vues en 2019. Nous ne nous connaissions pas avant ce projet mais il était déjà familier du pays pour y être venu plusieurs fois, de plus, son épouse est japonaise. Il a réalisé de très beaux clichés de la ville qui font de ce livre un très bel objet. Les cartes sont le petit plus pour donner des repères : Tokyo est une ville où l’on se perd beaucoup et ce même lorsque l’on est un vrai Tokyoïte.

Prenons pour illustration un des arrondissements les plus connus mais aussi les plus impressionnants de la ville, Shinjuku. Le titre de ce chapitre est Metro, boulot, karaoké. Plusieurs aspects s’entrecroisent : la vue incroyable du haut de la mairie de Shinjuku, mais aussi des petits bars de Golden Gai. Il est vrai que tous ces quartiers laissent un souvenir familier, très attachant, malgré le nombre impressionnant de gens d’une discipline parfaite par ailleurs qui impressionne. Diriez-vous que Tokyo est une ville dont on tombe à coup sûr amoureux ?

Encore une fois je pense que cela dépend de chacun. Certains tombent amoureux, d’autres sautent le pas d’y vivre, d’autres la détestent. Une chose est certaine en revanche, il n’y a pas de demi-mesures. Tokyo, on l’aime intensément ou pas du tout. Mais dans le cadre d’un voyage, je pense que l’on ne peut qu’être charmé par sa diversité de lieux, sa gastronomie, sa quiétude et ce malgré le fait qu’elle soit si peuplée.

Les portraits des habitants sont moins nombreux dans ce livre. Permettez-moi de m’arrêter pourtant sur celui de Kohei Fukuzawa et sur sa volonté de garder à tout prix la maison de sa grand-mère, maison située au milieu d’un quartier en plein essor. Occasion pour moi de vous poser la question, à travers ce portrait, quel est le rapport des Tokyoïtes et de Japonais en général, à la tradition.

Merci pour votre intérêt pour la maison de Kohei Fukuzawa : son initiative avec ce café est très très rare à Tokyo. Avide de constructions neuves, la ville détruit beaucoup, sans états d’âme pour les bâtiments anciens. Il y a peu de conservation et de projet de ce type, c’est pourquoi cela me tenait à cœur de pouvoir valoriser le travail de préservation de Kohei Fukuzawa avec cette petite maison qui résiste au temps grâce à lui.

Aujourd’hui, la possibilité de voyager est réduite. En attendant des jours meilleurs, que pourriez-vous dire à nos lecteurs en guise d’invitation à venir visiter Tokyo. Peut-être déjà que cette Capitale a été nommée en 2019 la ville la plus sure du monde, comme vous le dites. Mais il y a sans doute une multitude d’autres mérites à rajouter. Lesquelles, selon vous ?

Voyager à Tokyo, c’est la promesse de découvertes sans fin. Ville la plus sûre, c’est aussi la capitale mondiale de la gastronomie. Couleurs, saveurs, pertes de repères (en comparaison avec les références européennes), Tokyo est par définition une invitation à une délicieuse déambulation. Un voyage d’où l’on revient changé(e).

Interview réalisée par Dan Burcea

Photo de Johann Fleuri : ©Tanja Houwerzijl

Photos de la ville de Tokyo : © Maude Simon

Pour plus de détails sur l’auteure : https://www.johannfleuri.com/

Johann Fleuri, avec des photos de Pierre Javelle, Petit Atlas Hédoniste, Éditions du Chêne, oct. 2020, 256 pages.

 

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