Interview. Catherine Cusset – Prix Goncourt, le Choix roumain: «Je suis très reconnaissante aux étudiants roumains d’avoir choisi mon livre»

Après avoir fait partie de la prestigieuse liste des quatre finalistes du Prix Goncourt 2016, Catherine Cusset est l’heureuse lauréate du Goncourt le Choix roumain pour son roman «L’autre qu’on adorait». Rappelons pour ceux qui ne connaissent pas suffisamment les règles d’attribution de ce prix qu’il est le résultat du vote d’un jury formé d’étudiants en langue et civilisation françaises de sept grandes universités roumaines. Il s’agit, par conséquent, d’une récompense faisant écho, cette fois à l’échelle universitaire, au prix français du Goncourt des lycéens. Le choix du jury universitaire roumain est d’autant plus significatif cette année, si l’on pense que Thomas, le personnage du roman de Catherine Cusset, est un jeune étudiant et professeur d’Université aux États-Unis qui croque la vie à pleins dents malgré les barrières sociales et la fragilité de son état de santé. Loin de parler de l’échec ou de la maladie, «L’autre qu’on adorait» est un hymne à l’amour, à l’amitié et au désir d’exister, une ode au fort caractère contemporain adressée à notre jeunesse en quête de repères et de sens, une belle évidence mise en littérature par cette écrivaine si familière de ses aspirations et de ses rêves. Pas étonnant, donc, que le choix de ce jeune jury s’est porté sur ce livre magnifique et percutant à la fois.

 

Vous venez de recevoir le Goncourt le Choix roumain. Comment avez-vous accueilli cette nouvelle?

Avec un grand bonheur. Je suis très reconnaissante aux étudiants roumains d’avoir choisi mon livre. Ils ont bon goût! (sourire)

Inutile de préciser que votre lien – au moins littéraire – avec la Roumanie est de longue date. Vous en êtes à la deuxième distinction, si l’on pense que le sujet du roman Un brillant avenir (Prix Goncourt des lycéens, 2008) est lié à des personnages d’origine roumaine…

Mon lien littéraire avec la Roumanie est d’abord personnel. Mon mari est roumain: il a émigré de Roumanie en 1975, à 12 ans, avec ses parents. Mon premier roman, La blouse roumaine (titre d’un tableau de Matisse), paru en 1990, était inspiré par notre rencontre tumultueuse aux États-Unis. Mon roman Un brillant avenir, paru en 2008, raconte l’histoire de ma belle-mère, née Elena et devenue Helen, qui a cru laisser la Roumanie derrière elle en émigrant aux États-Unis à 40 ans. Un brillant avenir montre comment le passé qu’on a cru refouler finit par ressurgir…

L’autre qu’on adorait n’a aucun lien avec la Roumanie — sinon que le deuxième grand amour de mon personnage, Thomas, est une jeune Roumaine.

L’âge jeune du jury du Goncourt le Choix roumain est-il un argument de plus au rayonnement tout à fait mérité de votre distinction de cette année ?

Les jeunes lecteurs sont sans concession et ne se laissent pas influencer par les critiques littéraires. Je leur sais gré d’avoir été sensibles au destin tragique de Thomas.

Parlons, avant tout, du titre très poétique de votre roman. Comment l’avez-vous choisi ?

Le titre vient de la chanson de Léo Ferré, Avec le temps : Avec le temps va, tout s’en va… Tout s’oublie… L’autre qu’on adorait, qu’on cherchait sous la pluie… Je voulais un titre musical, tiré d’une chanson, car mon personnage, Thomas, adore la musique, qui est presque sa raison de vivre. Il est passionné de jazz, en particulier de Nina Simone, et j’ai vainement cherché un titre dans les paroles de ses chansons. Quand j’ai trouvé les mots de la chanson de Leo Ferré, j’étais ravie. Il ne pouvait y avoir de titre plus approprié: Thomas, c’est l’autre, parce qu’il est différent. Qu’on adorait, parce qu’il est entouré d’amis qui, en effet, l’adoraient. Enfin, cette chanson a été reprise par une chanteuse de jazz américaine, Abby Lincoln, que Thomas a entendue en concert à Paris en juin 1995. Comme Thomas est parti vivre en Amérique à 23 ans, ce titre était idéal car il contenait les deux moitiés de la vie de Thomas: sa moitié française et sa moitié américaine.

Quels sont les faits réels sur lesquels vous avez construit votre narration? Qui était Thomas, comment est-il devenu personnage de roman?

Tout ce qui est factuel dans le roman vient de la vie réelle. Thomas est inspiré par un ami proche, un Parisien qui est parti étudier à Columbia en 1992, est resté dix ans à New York, a déménagé dans trois villes des États-Unis au gré des postes qu’il trouvait, a vécu quatre grands amours et s’est suicidé en 2008 en Virginie, un an après avoir été diagnostiqué bipolaire à 38 ans.

Après la mort de Thomas en 2008 (son vrai prénom n’était pas Thomas), j’ai tout de suite su que j’écrirais sur lui car c’était un ami intime et très important pour moi, et sa mort a été comme un coup de tonnerre. D’abord j’ai cru que j’écrirais un livre sur notre amitié, un récit écrit de mon point de vue. Puis le livre a évolué, il est devenu un roman, et Thomas, un personnage.

Quelle est la part fictionnelle de cette histoire ?

J’ai réinventé la vie intérieure de Thomas. Toute son histoire est vue par ses yeux, de son point de vue. J’ai tenté de me placer au plus près de lui et d’imaginer tout ce qu’il avait vécu, ses amours et les péripéties de sa vie professionnelle, jusqu’à sa fin tragique.

Pour nourrir sa vie intérieure, j’ai écouté la musique et les chansons dont je savais qu’il les avait aimés, j’ai revu des films, et surtout j’ai relu tout Proust, car Thomas adorait Proust dont il connaissait par cœur l’œuvre entière. J’ai essayé d’imaginer ce qui avait pu frapper Thomas, ce qu’il avait pu retenir, et mon texte est émaillé de citations de Proust que se rappelle mon personnage.

Toute la vie intérieure de mon personnage est fictive. Il y avait des choses que je pouvais facilement imaginer et reconstituer car nos vies étaient parallèles (entre la France et les États-Unis, universitaires), d’autres que j’ai entièrement imaginées à partir du peu que je savais et de mon intuition: son désarroi professionnel, son sentiment d’être trahi, abandonné en amour, etc.

Vous utilisez, l’anticipation, la prolepse (le cinéma l’appelle flashforward) pour mettre dès le début le lecteur au courant du dénouement de l’action. Pourquoi ne pas avoir gardé le suspense?

Le roman raconte vingt-deux ans de la vie de Thomas et commence par de petites histoires de son adolescence et sa jeunesse. Je voulais prévenir le lecteur que le roman ne racontait pas l’histoire d’un jeune garçon, mais d’une vie. Il n’y a aucun point commun entre le prologue tragique (la découverte du corps de Thomas) et le début du roman, gai, enlevé. Ce qui pose une question: comment ce garçon brillant, drôle, dévorant la vie, entouré d’amis, a-t-il pu en venir à se tuer, dans une solitude terrible, à 39 ans?

Raconter sa mort au début permettait ainsi de poser la question. Cette mort annoncée ne détruit pas le suspense, au contraire. Car on ne peut s’empêcher de se demander pourquoi, on veut savoir, tant sa vie, intense, passionnée, est à l’opposé de la mort. Beaucoup de lecteurs m’ont d’ailleurs dit qu’ils oubliaient au fil de la lecture que Thomas s’était tué!

Si votre roman est loin de parler d’échec ou de maladie, ces deux réalités cruelles s’insinuent avec cruauté dans l’histoire de Thomas. Vers la fin, on ose prononcer le mot bipolaire …

Comme le roman est écrit du point de vue de Thomas, le mot bipolaire est prononcé seulement au moment où lui-même entend le diagnostic de la bouche d’un psychiatre, dans le dernier tiers du livre, quand il a 38 ans. Il achète des livres sur la bipolarité et découvre alors qu’il est un cas type. La maladie explique sa difficulté à vivre: ses phases de dépression, ses insomnies, ses excès, son exubérance parfois épuisante. Pendant deux-cent pages du roman, on ignore, comme Thomas, qu’il est malade, mais les signes se multiplient peu à peu. La bipolarité était beaucoup moins connue dans les années ’90 et 2000 qu’elle ne l’est maintenant, et aucun des amis de Thomas ne l’avait identifiée. Le roman raconte en quelque sorte l’histoire d’une maladie invisible.

Résumer la personnalité de Thomas à ces deux évidences, et surtout à sa maladie, serait sans doute une injustice. Votre livre est un hymne à la joie immense de vivre, à la recherche de sens …

Thomas est d’une extrême vitalité, c’est un garçon génial, et il est sûr que la maladie ne suffit pas à définir son identité. Mais quand il découvre qu’il incarne tant de symptômes de la bipolarité (les montagnes russes des humeurs, la promiscuité sexuelle, l’insomnie, la difficulté à gérer l’argent, etc.), il se demande lui-même qui il est. Mon roman dénonce l’injustice tragique qu’est la lutte avec une maladie mentale, surtout quand celle-ci n’est pas identifiée. Mais Thomas est un garçon énergique, drôle, un boute-en-train plein de vitalité, qui ne s’avoue jamais battu et qui, jusqu’à la fin, cherche tout le temps des solutions. Cette vitalité donne son rythme au livre: c’est la vie qui l’emporte.

Deux aspects de la personnalité de Thomas font de lui un personnage unique : celle de séducteur et de battant. Son portrait confirme cela : un être poétique qui rit avec un ami, regarde une femme, un ciel, un tableau  (p. 175)

Ce n’est pas par hasard qu’il aime Proust pour qui la vie véritable est dans les fragments de temps qui échappent au temps (p. 175)

Thomas est un Proustien parce qu’il a un rapport proustien au temps. La vie, pour lui, se situe seulement dans ces fragments de temps qui échappent au temps: quand il est en train de séduire une femme, d’écouter un quatuor de Beethoven, de boire un excellent vin tout en fumant un cigarillo et en contemplant un coucher de soleil, de lire Proust, de voir un film qu’il aime… Thomas est un esthète, un jouisseur, un bon vivant, un grand séducteur, un brillant lecteur, un homme plein d’idées. Les réussites et les échecs se succèdent dans sa vie (comme dans la vie de tous) et il trouve chaque fois une porte de sortie, une nouvelle solution. Jusqu’à ce que s’abatte sur lui le découragement, parce que l’échec se répète trop souvent, et qu’il est alors attrapé par le temps social: la peur de l’avenir.

Thomas se tue quand il comprend qu’il va perdre son poste. Il n’a plus un sou et n’ose l’avouer à personne. Il a besoin de travailler pour vivre. Il se retrouve acculé dans une impasse.

Vous donnez plusieurs images de Thomas. Je vous propose de les commenter ensemble, une par une.

D’abord, celle de braconnier du temps, le voyageur de Baudelaire au cœur léger semblable à un ballon, celui dont le désir a la forme des nuées (p. 114) …

C’est le Thomas qui saisit le moment, qui se réjouit d’un dîner avec des amis, qui vit intensément une nuit d’amour, qui écoute intensément un concert de jazz…

Celle d’une douce domesticité (p. 202) que Thomas et Nora goûtent lors de leur voyage à Paris.

Thomas rêve d’une vie normale, de se ranger, de se marier, d’avoir des enfants. Il connaît successivement quatre femmes qu’il aime passionnément et pourrait épouser, mais chaque fois l’amour ne dure que quelques années car il bute contre un obstacle insurmontable lié à son tempérament inquiet et paranoïaque, à son sentiment de ne pas être soutenu, à sa peur d’être trompé, trahi.

Celle qui parle de Thomas comme d’un exilé de soi-même (p. 211), lorsqu’il doit retourner brusquement à la réalité.

Exilé de soi-même puisque le vrai être de Thomas est d’ordre poétique mais que la réalité professionnelle, elle, ne l’est pas, et qu’il a bien du mal à s’adapter à la médiocrité de la politique universitaire.

Et, enfin, celle du bipolaire, balloté par des humeurs sans lien avec les événements de ta vie, comme un navire sans gouvernail (p. 230).

La bipolarité est un désordre des humeurs d’origine chimique, avec lequel il est très difficile de vivre quand il n’est pas traité. Il faut savoir que le taux de suicide est de 25%. Quand Thomas découvre sa maladie et se renseigne sur elle, il est à la fois soulagé et désemparé: soulagé car il comprend enfin d’où viennent ces humeurs si violentes (exaltation et dépression) qui lui ont nui dans sa carrière et sa vie amoureuse, désemparé car il se demande alors qui il est, si ses actions sont déterminées par la maladie, de façon presque indépendante de lui… Il se voit alors comme un navire sans gouvernail.

Et vous, sous l’habit de la narratrice, où vous situez-vous dans le cours cette histoire ?

J’ai une double position. Mon personnage apparaît à plusieurs reprises dans le roman puisque je suis une amie de Thomas. Je dis  je et m’appelle Catherine mais je ne suis qu’un personnage parmi d’autres, vu par les yeux de Thomas. Comme les autres amis, je n’ai rien compris à sa maladie, et quand Thomas, à 25 ans, me dit être au fond du trou et se sentir horriblement mal, je minimise ce qui est une vraie dépression en la rationalisant et en lui faisant la morale au lieu de lui conseiller de voir un psychologue. À 38 ans, quand il me parle de la tentation du suicide, je n’y fais guère attention et ne le crois pas… Mon personnage peut être désinvolte et cruel, même en voulant du bien à Thomas.

Mais la narratrice, celle qui écrit le livre et raconte l’histoire, sait tout ce qu’ignore le personnage, à commencer par la gravité de la maladie (Thomas en est mort). Aussi le livre est-il écrit dans une empathie totale avec Thomas. J’ai voulu que le lecteur comprenne et sente de l’intérieur sa souffrance, comme je l’ai comprise après coup.

Votre roman sera traduit en roumain, qu’avez-vous à dire en attendant à vos futurs lecteurs ?

J’espère que ce roman mettra des mots sur un silence. Je suis sûre qu’il y a dans toute famille un autre dont on ne parle pas, une nièce ou une mère, un fils ou un frère, brillant, plein de vitalité, aimé, qui a peu à peu sombré dans l’alcool, la drogue, ou qui s’est tué, parce qu’il ou elle n’arrivait pas à vivre… Je pense que mon livre fera du bien aux survivants, parce qu’il permet de comprendre et de se rapprocher de celui dont ils n’ont pas toujours pu comprendre la souffrance.

Êtes-vous impatiente de visiter la Roumanie, serait-ce pour la première fois ?

Très impatiente. Je suis venue deux fois en Roumanie, en 1990, juste après mon mariage, pour rencontrer les grands-parents de mon mari et voir la ville où il avait grandi (Bucarest), puis en 1997, pour les mêmes raisons. Je devais venir en 2009 pour la sortie d’Un brillant avenir en roumain, mais j’ai dû annuler mon voyage à la dernière minute en raison d’une grave maladie de ma fille. J’étais très déçue car je désirais vraiment rencontrer les lecteurs roumains d’Un brillant avenir, qui était l’histoire d’une famille roumaine. J’attends donc depuis 2009 ce rendez-vous avec les Roumains !

 

Propos recueillis par Dan Burcea (16/12/2016)

Crédits photo, © C. Hélie, Gallimard.

Catherine Cusset, L’autre qu’on adorait, Éditions Gallimard, 2016, 304 p., 20 euros.

 

 

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