Interview. Guinevere Glasfurd: «Créer le personnage de Descartes a été pour moi un vrai défi, me sentant intimidée par moments»

Passionnant, bien construit, jetant un regard discret sur un fait historique peu connu par le grand public, à mi-chemin entre le genre historique et la biographie romancée, le livre de Guinevere Glasfurd «Les mots entre mes mains» (Éditions Préludes) est une belle surprise de la rentrée littéraire 2016, dans la catégorie «Romans étrangers». Il décrit la liaison amoureuse secrète entre le philosophe français René Descartes et Helena Jans van der Strom, une servante qu’il rencontre à Amsterdam pendant son exil volontaire aux Pays-Bas dans les années 1635. Ce mélange très réussi et bien dosé entre réel et fictionnel offre à l’écrivaine britannique l’occasion de prouver une parfaite maîtrise de l’art narratif. Mais la relation qu’elle décrit a-t-elle vraiment existé et, si oui, que sait-on précisément, que disent les archives, quel est le rôle de la fiction, comment se retrouver aujourd’hui dans une histoire ancienne, «une histoire d’amour cachée», comme elle est décrite dans ce récit ? Comment deviner Descartes en homme amoureux sous la figure austère du philosophe, dans une époque si fortement dominée par les conformismes ?

Guinevere Glasfurd a eu la gentillesse de répondre à ces interrogations.

L’Histoire fait partie de vos passions ? Pourquoi un roman historique et pourquoi le XVIIe siècle ?

Oui, absolument. J’ai une formation en recherche historique et j’ai travaillé pendant une courte période pour la chaîne BBC History (online). J’ai étudié Descartes à l’université, même si cela date un peu aujourd’hui. Je savais que j’avais envie d’écrire à propos de Descartes, mais sans adopter son point de vue. On a déjà tellement écrit à son sujet et je n’étais pas sûre d’avoir quelque chose de nouveau à ajouter. Il était beaucoup plus intéressant de le décrire à travers les yeux d’Helena, une servante qui travaillait à Amsterdam en 1634 et qui a été son amante. Raconter cette histoire sous cet angle permet au lecteur de voir Descartes avant qu’il ne devienne «important», dans une période de doute considérable pour lui et avant qu’il ne soit publié. On le connait aujourd’hui comme «le père de la philosophie moderne», mais à l’époque il n’en était rien.

N’était-ce pas un défi trop important que de choisir comme personnage un homme comme René Descartes, dont la biographie est si connue de nos jours et qui avait choisi de vivre loin du monde ?

Descartes est très étudié. Beaucoup de récits et de biographies ont été rédigés à son sujet. Il me semblait que dans une certaine mesure, tous ces écrits ne faisaient que renforcer un certain nombre de clichés le concernant : cette idée que nous avons de lui, de quelqu’un de froid, de retiré du monde, d’un solitaire. Si vous lisez la Correspondance de Descartes, c’est un homme tout à fait différent qui vous apparaît, quelqu’un de spirituel, de caustique et qui ne supportait pas les imbéciles. Il est souvent impatient d’avoir des nouvelles, demandant à Mersenne, le prêtre jésuite par l’intermédiaire de qui transitaient beaucoup de ses lettres, s’il avait reçu des réponses. Descartes avait peut-être choisi de mener une vie secrète, mais en fait il était relié par le biais des lettres à un vaste réseau intellectuel. Créer le personnage de Descartes a été pour moi un vrai défi, me sentant intimidée par moments. Qui étais-je pour mettre des mots dans sa bouche? Cependant, je savais que si je devais raconter l’histoire d’Helena, je devrais nécessairement raconter celle de Descartes.

Comment avez-vous appris l’existence d’Helena et sa relation avec le Monsieur, comme elle l’appelle ?

Cette relation est consignée par les historiens, mais le degré d’intérêt qu’ils lui accordent varie considérablement : certains balaient leur relation en quelques lignes, d’autres sont plus prévenants. Globalement j’ai eu l’impression qu’Helena avait été réduite à une note de bas de page. Peu de faits survivent aujourd’hui, mais ce qui est connu est attirant.

Cela a demandé un long travail de documentation ? Quelles ont été vos sources ?

J’ai été lauréate d’une bourse de l’Arts Council England qui a financé deux voyages de recherches aux Pays-Bas. J’ai visité la plupart des principaux endroits décrits dans le roman. J’ai énormément lu ses œuvres publiées. Le Dr. Erik-Jan Bos, qui travaille à une nouvelle traduction de la Correspondance de Descartes a gentiment répondu aux questions que je lui avais posées.

Peut-on qualifier votre livre de roman d’amour ? Était-ce votre première intention ?

Non, je ne le qualifierais pas comme tel. Il s’agit d’une œuvre de fiction littéraire, de fiction historique. Elle raconte l’histoire d’une liaison, mais en des termes entièrement dépourvus de sentimentalisme. C’est un moyen de ré-imaginer Descartes et d’explorer l’invisibilité des femmes dans l’Histoire, à la fois à cette époque et de nos jours. A ce titre, ce roman peut être lu comme une œuvre féministe.

Est-ce plutôt un roman sur la condition de la femme soumise à des inégalités de sexe ou de condition sociale ? Les paroles d’Helena l’expriment ainsi : « Nous avons beau avoir le même sol sous nos semelles, nous y sommes arrivés par des chemins différents » (p.282) ?

En effet. Je doute qu’Helena ait été sotte.

Helena est une jeune femme cultivée qui sait lire et écrire. Son rêve de pouvoir s’émanciper est le fil conducteur de son histoire. Quel rôle jouent les mots, l’éducation dans cette recherche de vie meilleure ?

Helena n’est pas une féministe et son rêve n’est pas celui de l’émancipation ; il serait contraire à la logique historique de la dépeindre ainsi. Je voulais la décrire comme une femme de son époque, soumise au contexte historique de son temps. Cela ne veut pas dire qu’elle manque d’agentivité. Elle est tout à fait capable d’agir sur son monde et de l’influencer. Et c’est ce dynamisme qui la stimule; son expérience de se retrouver à Amsterdam dans les années 1630; la réalité d’être mère célibataire. La vie la change, comme elle le fait avec nous tous. J’ai été très prudente quant au langage utilisé dans mon roman de façon à créer la voix d’une très jeune-femme au début, en quelque sorte naïve et dont la confiance se développe progressivement. L’éducation, la capacité de lire et écrire ont joué un rôle central en tout cela. On sait qu’Helena correspondait avec Descartes, bien que ces lettres aient été perdues. Il était très inhabituel pour une femme de la situation sociale d’Helena de savoir écrire, l’écriture appartenant à cette époque principalement aux hommes et à quelques femmes riches. Comment Helena a-t-elle appris à écrire ? Cette question est devenue une partie centrale de mon roman, mettant en lumière son origine et sa force de caractère.

Le début de la relation entre René Descartes et Helena Jans « rend les mots superflus » (p. 168), cette fois c’est l’amour qui parle. Vous décrivez une histoire très pudique, avec peu de déclarations d’amour et marquée surtout par l’absence du philosophe absorbé par la rédaction de son œuvre. Comment Helena vit-elle cette relation ?

Leur relation n’est pas si sage, si prudente et si timide. Helena et Descartes étaient séparés par leur classe sociale et par leur religion. Elle était une servante, lui, un homme aisé. Elle était calviniste, lui, catholique. Il y avait des «compromis» potentiels à faire des deux côtés de leur relation. En tant que servante, Helena était extrêmement vulnérable. Descartes mettait beaucoup d’ambition dans son travail. Une telle relation risquait de le ruiner. Helena a conscience d’être en dehors de son travail. Et pourtant, il y a dans la narration des indices qui montrent de quelle façon elle a pu l’influencer. Le roman place le combat d’Helena pour acquérir des connaissances au même niveau que celui de Descartes dans sa quête de la raison. Helena n’est pas seulement «une femme dans l’ombre d’un grand homme», elle est une personne à part entière, avec sa propre vision du monde, ses propres combats, ses croyances, ses expériences, sa sagesse. Il m’importait beaucoup de raconter son histoire.

Tous les deux ressentent un fort désir d’intimité et de liberté, surtout après la naissance de leur fille, Francine.

Nous ne devons pas oublier qu’il s’agit d’une œuvre de fiction. Cependant, il existe un fragment écrit par Descartes à Helena et datant de 1637 où il attend sa réponse. Nous ignorons si elle est allée vivre avec lui à Santpoort avec leur fille, mais on connaît une anecdote de Descartes frappant dans ses mains pour créer un écho et demandant à une petite fille de le poursuivre dans son jardin. Cette fille, qu’il appelait sa «nièce» était Francine, sa fille.

Vous décrivez la solitude d’Helena, et sans doute des femmes de cette époque, qui, pour continuer d’exister, sont obligées de s’effacer complétement devant la volonté des hommes.

C’était absolument, sans conteste, un monde d’hommes. Pour beaucoup de femmes, les choses n’ont pas changé.

S’il fallait décrire cette relation entre deux êtres que tout sépare mais qui s’aiment malgré tout, ce serait par quels mots ?

L’amour est une force formidable. Chaque amour, chaque relation est souvent complexe et difficile. Elle peut réussir, dériver ou échouer. J’ai laissé au lecteur la possibilité de se faire une opinion sur ce qu’elle a pu signifier pour Descartes et pour Helena ; comment cet amour aurait pu les changer tous les deux. Tout ce que je peux vous dire c’est que, lorsque je relis l’œuvre de Descartes, je ne peux pas ignorer sa relation avec Helena, ni le fait qu’il est devenu père et qu’il a également connu une terrible tragédie. Je pense que cela ajoute un caractère poignant à son travail, ce qui est une raison de plus de le relire.

Entre la partie documentaire et celle de la fiction, laquelle vous a semblé la plus facile, la plus agréable pour vous ?

Je ne suis pas sûre de pouvoir répondre à votre question ! Les deux vont ensemble. J’ai utilisé ce qui est connu, les faits bruts, comme des tremplins, et j’ai dû mettre en fiction tout le reste.

Votre livre a été traduit en plusieurs langues et connait un grand succès. Que devons-nous vous souhaiter pour la suite de votre carrière ?

C’est une grande joie de voir le livre s’exporter, de le voir voyager en dehors du Royaume-Uni et se vendre si bien, surtout en France.

Est-il trop tôt pour vous interroger sur vos projets d’écriture ? Pourriez-vous nous en parler ?

J’ai quasiment fini mon second roman. C’est un roman sur le pouvoir récurrent du premier amour, dont l’action se passe entre 1984 et 2014 et qui raconte l’histoire d’une femme, de ses 18 à 48 ans. L’action se déroule partiellement pendant la grève des mineurs dans le sud du Pays de Galles, mais aussi durant ces dernières années qui ont menées au Brexit. Est-ce que ce qui était possible à une époque pourrait l’être encore aujourd’hui ? Que reste-t-il d’un amour trente ans après ? Qui sont les protagonistes l’un pour l’autre après tout ce temps ? C’est une histoire sur le premier amour, sur un amour perdu et sur la recherche de la vérité 30 ans plus tard – une vérité aux lourdes conséquences, dévastatrices. Je pense que mon troisième roman sera à nouveau une fiction historique. Je projette de mettre en fiction l’histoire de mon arrière-grand-mère, dont je porte le prénom. Ses trois fils lui ont été enlevés après son divorce, juste avant le début de la Première guerre mondiale avant d’être emmenés en Australie par son mari. Elle n’a jamais revu ses enfants et a été complétement déshonorée et répudiée par sa famille. On pense qu’elle a pu rejoindre Paris, avant de disparaître dans les années 1920. C’est une histoire désespérément triste montrant une fois de plus comment l’Histoire engloutit la destinée des femmes et efface leurs traces et leurs histoires.

(Traduction de l’anglais par Christopher Berrington)
Crédits photo: ©Stefano Masse

Propos recueillis par Dan Burcea (28. 11. 2016)

Guinevere Glasfurd, «Les mots entre mes mains», Éditions Préludes, 2016, 442 p. 15,90 euros.

Print Friendly, PDF & Email
Partagez cet article

Soyez le premier à commenter

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée.


*