Interview. Laurent Petitmangin: «J’avais envie de tendre le roman entre responsabilité et destin»

 

 

Ce qu’il faut de nuit  est le premier roman de l’écrivain d’origine lorraine Laurent Petitmangin. Depuis sa parution aux Éditions La Manufacture de livres en août 2020, il s’est déjà vu attribuer six prix littéraires, le prix Femina des lycéens, le prix Stanislas du premier roman, le Grand prix du 1er roman de la SGDL, le prix Georges-Brassens, le prix Feuille d’Or-prix des Médias de Nancy et le prix littéraire du Barreau de Marseille, figurant aussi dans la sélection France Inter/Le Point. Originaire de Metz, de père cheminot, conducteur de train, et d’une mère secrétaire médicale, et, après des classes préparatoires, il intègre l’E.M. Lyon (école de management), avant d’entrer à Air France où il travaille depuis 1990. Son amour pour la littérature passe d’abord par sa passion pour les livres dont il devient collectionneur, avant de débuter, à 55 ans, dans l’écriture avec ce livre qui attirera très vite l’attention de la critique par son univers tiré du monde ouvrier meurthe-et-mosellan et par son style d’une sensible sobriété à la mesure du sujet contenu dans ses 187 pages chargées d’une rare poésie.

Permettez-moi de vous poser d’emblée deux questions liées à votre passion pour la littérature. La première concerne votre passion pour les livres et l’écriture, la deuxième est liée à vos origines. Comment avez-vous décidé de franchir le pas vers l’écriture et par quel mécanisme de mémoire y avez-vous retranscrit tout ce que vous portiez en vous de la Lorraine natale et de votre jeunesse ?

J’écris depuis 10 ans, sans forcément publier. Ce qu’il faut de nuit n’est donc pas en soi mon « premier » roman. C’est mon premier roman publié. J’ai d’abord écrit pour mettre en mots certaines scènes que j’avais en tête, sans trop savoir si elles conduiraient à quoi que ce soit d’autre. Souvent, c’est vers la trentième page, que je me décide à arrêter l’effort ou au contraire à continuer, quand j’ai le sentiment d’avoir des personnages, une dramatique suffisamment forte. Écrire sur la Lorraine, c’était à la fois un vrai bonheur, car j’avais en tête ses lumières et certains endroits, mais aussi un véritable doute, celui de ne pas être assez légitime. Ces doutes, au vu des retours de personnes de la région, je les ai levés depuis.

Vous avez présenté à plusieurs reprises votre livre comme étant un roman d’amour. Cet amour paternel, mais plus généralement l’amour qui consolide les fondations d’une famille est le thème central de votre récit. Comment est né votre livre, dans quel coin de votre imaginaire avez-vous puisé cette substance narrative basée sur l’amour paternel ?

La voix du père, qui n’est ni la mienne, ni celle de mon père, s’est imposée dès les premières lignes du texte, celle où on le voit assister au match dominical de son fils et en éprouver un profond contentement. Cette voix m’a permis d’écrire les trente premières pages quasiment d’une traite. À ce stade, je ne savais pas encore quels tours allait prendre l’histoire, dans quelle dramatique elle allait se poursuivre. J’avais envie de traiter de la déception : Peut-on, parent, être déçu par son enfant ? Je précise tout de suite que ce récit n’est pas autobiographique sur cet aspect.

Dans ce contexte, comment traduire son titre dont la métaphorique renvoie à une entropie annoncée de ce lien d’amour ? Ou, peut-être, est-ce son renforcement, sa justification ?

Le titre n’est venu qu’après coup. Le texte était déjà rédigé, et depuis longtemps. Initialement le titre a été surtout choisi pour sa deuxième partie qui n’existe plus aujourd’hui et qui compose le premier vers du poème Vivre encore de Jules Supervielle : « ce qu’il faut de nuit au-dessus des arbres » J’avais envie d’arbres ! Les impératifs de la production et du marketing en ont décidé autrement ! (Rire)

Il y a deux dimensions dans le titre qui se mêlent :

On peut le lire comme la nécessaire part d’ombre pour que les choses se révèlent davantage et mieux. Comme dans un tableau de Goya. Dans ce texte, il faut la nuit, la colère, l’incompréhension, le déni du père pour qu’un jour, « au bout de la nuit », il se rende compte qu’il aime toujours son fils, et dans le même ordre d’idées, il faut toute cette part un peu glauque et nauséabonde (les groupements fascistes, les bagarres) pour que se révèle encore davantage la part d’humanité de Fus qui se sacrifie pour son frère.

On peut aussi le considérer comme un élément du destin : quoiqu’on fasse, quoiqu’on croit « bien » faire, il y de toute façon une part qui nous échappe (la nuit), qu’on ne peut contrôler.

Qui est ce père, et pourquoi lui avoir donné la parole en tant que narrateur ? Pourquoi avoir consenti à cette subjectivité ?

Cette voix s’est imposée. Elle me permet de ne pas tout dire. Le père ne vit pas tout en direct. Il va découvrir tant de choses après coup. Et cela me semblait intéressant tant d’un point de vue littéraire que psychologique d’écrire un texte où il y a des manques, où tout n’est pas expliqué.

Votre héros arpente les sentiers d’une vie « qui ne lui fait pas de cadeaux », surtout après la mort de son épouse. Après ces turbulences provoquées par la perte de la moman, comme il l’appelle, il puise sa force en regardant les « deux gaillards qui s’aiment ». Qui sont Fus et Gillou, ses deux garçons ? Et comment nommer le dévouement et la fierté de ce père ?

Je pense que Fus et Gillou restent de « bons » gars. C’était important dans le texte, pour « tendre » les sentiments du lecteur, que ces trois hommes aient leurs contradictions, qu’ils ne soient pas trop et trop vite catégorisés. Qu’on ait le temps de s’attacher à eux.

Cette femme aimée, cette mère, même disparue dès le début de l’histoire, est toujours présente surtout pour le père qui tient à l’associer à l’histoire familiale. Quelle place occupe-t-elle dans l’économie de votre roman ? Et plus généralement quel est ce rôle, si l’on pense également à une autre voix féminine qui est celle de Krystyna, la petite amie de Fus ?

Il est vrai que les deux personnages féminins sont très peu décrits, et ont pour autant une importance de premier plan dans la construction de la mécanique et du dénouement du roman. La moman, c’est la référence, une conscience. Et Krystyna, c’est le deus ex machina. C’est un choix assumé d’être resté en compagnie de ces trois hommes, qui étaient déjà suffisamment présents. Dans d’autres textes, les femmes auront une « matérialité » beaucoup plus importante.

Un autre thème de votre roman est celui de la fragilité de cet amour sous les coups bas, les violences de la vie. Plus tard que votre héros va se dire qu’il vit « tant bien que mal », déstabilisé de ne plus pouvoir aimer « ce que nous avons toujours aimé », comme il dit. Parlez-nous de la place que vous donnez à cet amour blessé. De quelle manière avez-vous souhaité traiter ce thème ?

J’avais envie de tendre le roman entre responsabilité et destin : nous sommes responsables de notre futur, et pourtant le destin s’impose parfois à nous dans une grande brutalité, dans une malchance qui va tenir à de tous petits riens. Je souhaitais également montrer qu’il faut beaucoup de tours de vis pour qu’une situation que l’on croit inexorable le devienne vraiment.

Cette douleur se confronte à un autre sentiment, celui de la rage. Vous abordez ici un autre sujet essentiel à mon sens, celui de l’autorité. De ce point de vue, votre héros semble un peu perdu. Est-ce une limite, une infirmité de cette âme paternelle qui ne sait rien faire d’autre que qu’aimer trop finalement ? Amour-autorité, une équation impossible lorsqu’on est père ?

Je voulais montrer le grand contraste qui traverse cet homme. C’est quelqu’un de fort, d’engagé, qui, plus jeune, n’a certainement pas hésité à faire le coup de poing. Et là, on le retrouve désarçonné, tant par l’itinéraire de son ainé que par celui de son cadet. Je voulais montrer la fatigue de cet homme. Comme si, inconsciemment, il comprenait qu’il n’était plus de poids, comme s’il comprenait qu’il ne pouvait pas diriger ad vitam aeternam ses enfants.

La réalité historique où vivent vos personnages, ce pays d’une Lorraine industrielle à jamais, contient des éléments dont vous décrivez avec précision la sociologie, les mouvements politiques, la mort lente d’un monde abandonné. Qui sont ces Lorrains, comme Jackie et d’autres de la base du parti, par exemple, ces gens dont vous n’hésitez pas à louer le grand cœur et qui viennent au secours pour trouver les mots qui manquent souvent au père désemparé ?  

Je voulais montrer une région traversée de contradictions, entre espoirs et désillusions, entre accueil et repli sur soi. Pour moi, c’est une région qui se bat, qui y croit encore. J’avais envie de montrer des gens qui vivaient, étaient capables de très belles choses. Des gens sincères, qui n’étaient pas forcément des archétypes de cinéma, qui vivaient la vie à leur façon (la mère n’est pas forcément cataloguée « courageuse » lors de sa maladie, pourtant je crois qu’elle fait tous les efforts possibles, je crois qu’elle ressemble à des milliers de gens de la vraie vie). Ce qui intéressant avec « le » Jackie, c’est que c’est un bon gars, fidèle, qui va au bout de sa sincérité, et dont on ne sait d’ailleurs pas pour qui il vote, et c’est très bien ainsi.

Deux aspects apportent un espoir dans ce paysage désolant : l’ascension sociale à travers les études des enfants et la beauté unique des paysages lorrains. Parlez-nous de ces deux beautés, humaine et géographique, qui traversent les pages de votre livre, et surtout de Jérémie, le jeune garçon qui sera le modèle pour Gillou, le fils cadet de la famille.

La Lorraine, c’est pour moi, des lumières assez particulières. Pas toujours ! pas à toute période de l’année ! mais il y a une belle couleur, en particulier à la fin de l’été. Je crois qu’il y a une vraie fierté de soutenir cette région qui n’est pas la plus « immédiate », mais c’est précisément ce qui participe de cette fierté. Le départ de la région, dans le cadre de cet ascenseur social, peut être une vraie douleur, un sentiment assez fort de trahison. Il est engageant : si on part, il faut que ce soit pour de bonnes raisons, si on part, il faudra ne pas oublier, se souvenir de là où on vient.

Quelques mots sur votre style et surtout sur le lexique lorrain, plutôt meurthe-et-mosellan, que vous utilisez. Dans quelle mesure contribue-t-il à la couleur d’ensemble de l’esthétique de votre travail ?

Je m’aperçois que mon style est souvent noté. Il est dû à de nombreuses phases de relecture. Une vingtaine environ pour chaque passage. Quant à l’aspect lorrain, je n’ai pas voulu le forcer plus qu’il ne fallait. Ces expressions lorraines me permettaient d’ancrer les scènes, pour autant je ne pense pas qu’elles soient fondamentales.

Avant de conclure, permettez-moi de vous demander à quels projets travaillez-vous en ce moment ? Avez-vous d’autres projets en cours ?

J’ai presque fini les corrections d’un texte qui s’inscrira en Allemagne de l’Est juste après la guerre.

Et j’ai démarré un autre texte qui évoque la fidélité à la terre.

Interview réalisée par Dan Burcea

Crédits photo : Pascal Ito

Laurent Petitmangin, « Ce qu’il faut de nuit », Éditions La Manufacture de livres, août 2020, 198 pages.

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