Interview. Patrick Tudoret : « Une des principales motivations qui ont été les miennes avec ce livre : pouvoir rendre hommage et justice aux oubliés de l’Histoire »

 

« Où s’éteint la réalité ? Où commence la légende ? »

C’est dans cette perspective que Patrick Tudoret construit son livre au titre on ne peut plus explicite : «La gloire et la cendre – lUltime victoire de Napoléon» (Éditions Les Belles Lettres). Ce récit concentrique, ordonné autour de la date symbolique du 15 décembre 1840, se veut « plutôt une balade d’écrivain, une enquête à la fois flâneuse et sérieuse ». De quoi s’agit-il donc ? Réponse dans ce passionnant entretien avec Patrick Tudoret, l’auteur de ce livre.

Avant d’évoquer avec vous la date centrale autour de laquelle s’articule votre livre – ce fameux 15 décembre 1840 –, permettez-moi de m’arrêter sur celle de 5 mai 2021, date de commémoration du bicentenaire de la mort de Napoléon Bonaparte, et de vous demander dans quelle mesure, selon vous, la mémoire de cet homme a réussi à traverser ces deux siècles pour arriver jusqu’à nous ? Où en sommes-nous avec sa représentation historique et symbolique, et pourquoi elle fait débat aujourd’hui ?

Il va de soi, en ouvrant juste les yeux sur notre monde contemporain, que la mémoire de Napoléon a traversé la barrière des siècles. Peu importe d’ailleurs l’opinion que l’on peut avoir de lui. Je ne suis moi-même pas « napoléonolâtre », comme certains, mais ce que je constate, c’est que la France contemporaine repose toujours sur des bases solides (les fameuses « masses de granit ») établies sous le consulat et l’Empire : le Code Civil, le Conseil d’État, la Cour des Comptes, les lycées, l’université, les préfets, la Banque de France etc., la liste exhaustive serait fort longue… Comme tout grand homme, au sens hégélien du mot, Napoléon est affublé d’une double légende : une légende dorée et une légende noire. La vérité historique se situe à peu près entre les deux. Le hic, c’est que dans ce pays qui se complaît dans les polémiques de comptoir, tout semble propice à la chicane stérile… Notre époque se vautre dans l’opinion insignifiante comme l’hippopotame dans le marigot… Peu importe ce que l’on pense de Napoléon, je ne suis d’ailleurs pas toujours tendre pour lui dans mon livre qui est tout sauf une hagiographe et, disons-le, pas vraiment un livre sur Napoléon, mais sur le mythe qu’il a su engendrer. Évaluer son règne à l’aune de l’Histoire et non d’une pseudo morale anachronique, c’est la rigueur que doit avoir tout politologue ou tout historien. C’est un fait que sa place dans l’Histoire de France et même du monde est considérable.

Est-ce que le fait que votre livre paraît cette année a un lien avec cette commémoration ? Sinon, comment situer cette contribution qui mêle liberté narrative et exigence historique ?

Le fait est que les Éditions Les Belles Lettes ont souhaité rééditer ce livre (paru, il y a plus de dix ans, mais que j’ai enrichi et actualisé. Il a même fait l’objet d’une adaptation au théâtre, et la pièce a été jouée à Paris, en province et au Festival d’Avignon en 2018) à l’occasion du bicentenaire de la mort de Napoléon. C’est un très beau cadeau qu’elles m’ont fait là, pour un livre auquel je tiens beaucoup. 

Le titre même de votre récit pousse le lecteur vers ce que vous appelez « une exception historique », ce territoire où « tout commence en mystique et finit en politique », pour citer avec vous la célèbre phrase de Péguy. Pourquoi « la gloire », pourquoi « la cendre » et surtout pourquoi ce sous-titre qui fait référence à « l’ultime victoire de Napoléon » ?

Le titre en forme d’oxymore, fait référence au très beau mot de Mme de Staël, une des « meilleures » ennemies de Napoléon : « La gloire est le deuil éclatant du bonheur. » Il dit d’emblée aussi, la fragilité de cette gloire qui, lorsqu’elle n’est que vanité, ne mène qu’à la cendre. Comme le disaient les Romains, la roche Tarpéienne est proche du Capitole et Napoléon, lui-même, qui avait connu toute la gloire possible, a aussi connu la déchéance, l’exil et la mort, loin des siens. Pour ce qui est de « l’ultime victoire de Napoléon », on pourrait en renversant la phrase de Péguy, dire que la politique, in fine, s’est muée en mystique, en véritable mythe autour de sa personne, mythe qu’il a largement contribué à bâtir à Sainte-Hélène, comme je l’explique dans le livre, et qui l’a rendu immortel. Cette bataille de la postérité qu’il a fini par gagner fut son ultime victoire.

De Courbevoie jusqu’aux Invalides le cortège accompagnant le corps de Napoléon transfigure le temps de ce 15 décembre 1840 en un moment suspendu par le froid glacial et la solennité de l’événement. Que se passe-t-il en fait à cette date et pourquoi appelle-t-on ce moment « le retour des cendres »  ?

Ce jour du 15 décembre 1840 est un moment comme il en existe peu dans l’histoire nationale où tout un peuple vient rendre hommage à un souverain déchu qui a fait de la France le pays phare de l’Europe et un des pays les plus importants du monde. 1,5 million de personnes – selon Balzac, qui l’écrit à Mme Hanska – sont dans les rues pavoisées de Paris par -15°, un froid quasi sibérien, pour accompagner le cortège aux Invalides. Pour ce qui est des « cendres », si le mot est resté dans l’Histoire, c’est parce que Napoléon, lui-même, pétri de culture latine, l’a utilisé dans son testament : « Je désire que mes cendres reposent sur les bords de la Seine, au milieu de ce peuple français que j’ai tant aimé. » En fait, il s’agit bien du corps de Napoléon qui a été rapatrié de Sainte-Hélène, un corps d’ailleurs presque parfaitement conservé – les témoins, Français et Anglais,  en furent saisis de stupeur –, presque vingt ans après son inhumation. 

À en croire Balzac – pour ne citer que lui, parmi les nombreuses sources que vous donnez – , cette cérémonie est plus grande qu’un triomphe romain. Y a-t-il un côté mystique en tout cela, une sorte de « translation » par son caractère héroïque et la dévotion qu’elle engendre ?

Oui, en effet, on sait que Balzac, comme Hugo ou Gautier, également présents ce jour-là, était un admirateur de l’empereur. Il cite, d’ailleurs, plus de cinq-cents fois son nom dans son œuvre… où apparaissent souvent les protagonistes de l’épopée impériale : notamment dans Le médecin de campagne, La Rabouilleuse ou bien sûr Le colonel Chabert… Pourtant, là, nulle exagération. Il s’agit bien d’un triomphe romain et mieux encore, d’une apothéose, au sens que les Latins donnaient à ce mot d’origine grecque, c’est-à-dire la déification des empereurs romains ou des héros après leur mort. Nous sommes évidemment là en pleine symbolique, en pleine mystique politico-sociale.

Fait remarquable, il faut le souligner, vous construisez votre corpus narratif sous forme concentrique autour de ce moment de mi-décembre. Occasion pour vous d’évoquer, en vous promenant librement dans les couloirs de l’Histoire, le parcours de ce convoi, mais aussi la présence des participants, des personnalités présentes et des absents. Que pouvez-vous nous dire de cette structure narrative, que vous qualifiez de « balade d’écrivain, frappée d’une exigence historique »  ?

Je n’ai pas, en écrivant ce livre, oublié ma double casquette : celle du politologue/historien, soucieux de le frapper du sceau d’une vérité historique absolue et le romancier qui souhaite entraîner le lecteur vers l’imaginaire, le rêve éveillé, vers une sorte de balade d’écrivain, la plus libre possible, dans les coulisses d’une époque. C’est ce que je me suis employé à faire avec des hommages aux arts de ce temps, aux artistes, au peuple assemblé, communiant dans un même élan, aux absents aussi, à ceux qui n’ont pu en être, comme les « Napolénides » (mère, frères et sœurs encore en exil à cette date, ou tout simplement morts) ou les grands dignitaires, comme les maréchaux. C’est aussi un hommage à Paris, capitale soudain réveillée, qui vibre comme rarement elle vibrera dans son histoire (on pense aux deux seuls autres événements de masse qui peuvent être comparés à celui-là : l’enterrement de Victor Hugo en 1885 et la remontée des Champs-Elysées à la libération de Paris, en 1944.) 

Réservons ici le premier commentaire à la gloire militaire. Que reste-t-il de celle-ci au moment du retour des cendres et comment est-elle vécue par ceux de la Grande Armée et de la Vieille Garde ?

Le règne de Louis-Philippe, roi des Français et non plus roi de France, n’a pas été indigne, loin de là, mais il ne respirait pas vraiment la grandeur, cette grandeur que les Français ne voyait plus dans cette monarchie bourgeoise et qu’ils regrettaient souvent. Nombreux encore étaient ceux qui avaient vécu la gloire et ne voulaient plus de la cendre… Les anciens de la Vieille Garde et de la Grande Armée ont été – on le voit dans les romans de Balzac – de grands propagateurs de la légende, de grands instigateurs de la restauration de l’Empire qui devait avoir lieu onze ans plus tard. Dans le livre, je cite également le général de Gaulle, passionné de l’épopée impériale, qui résume fort bien cela : «Il a laissé la France plus petite qu’il ne l’avait trouvée, soit ; mais une nation ne se définit pas ainsi. Pour la France, il devait exister. C’est un peu comme Versailles : il fallait le faire. Ne marchandons pas la grandeur.»

Fait historique et militaire moins connu de nos jours, celui des vivandières connues aussi sous le nom de cantinières. Vous indiquez plusieurs noms et sources : dans un roman récent, « La prisonnière de la mer » Elisa Sebbel raconte le destin d’une d’entre elles, Héloïse. Que pouvez-vous nous dire de ces femmes, à la lumière des documents que vous évoquez ?

Cet aspect des choses que vous avez raison de pointer, me permet de dire une des principales motivations qui ont été les miennes avec ce livre : pouvoir rendre hommage et justice aux oubliés de l’Histoire, à tous ceux qui, vivandières, soldats, héros ou non, personnels administratifs (comme un certain Henri Beyle, alias Stendhal, commissaire des guerres, sous les ordres du Comte Daru et qui a même fait la retraite de Russie…) ont « fait » l’épopée. On le sait, l’Histoire ne retient que quelques noms et en oublie beaucoup, de ces «obscurs », de ces « sans grade », comme les appelle Rostand dans sa célèbre pièce L’Aiglon. Le 15 décembre 1840, beaucoup de ces demi-solde, oubliés, sacrifiés, viennent une dernière fois rendre hommage à celui qui les a entraînés des sables d’Egypte aux grandes steppes russes, en passant par l’Italie et les sierras espagnoles. Quant aux cantinières, ou même de vraies soldates, oui, j’en nomme quelques-unes – comme cette Cazajus, rattachée au 57e de ligne qui se distingua, en 1807, en Pologne ; Mme Dubois, qui eut l’honneur de servir la Garde et trouva le moyen d’accoucher d’un enfant, en 1812, au plus fort de la retraite de Russie… ; Marie-Jeanne Schellinck, première femme chevalier de la Légion d’honneur à titre militaire ou bien sûr la fameuse Thérèse Figueur. La vraie « Madame sans-gêne » (surnom que le dramaturge Victorien Sardou a, plus tard, donné à la maréchale Lefebvre), c’est elle. Née en 1774, elle participe, sous l’uniforme des dragons, à toutes les campagnes, depuis le siège de Toulon jusqu’à Iéna, en 1806. Ce sont de vraies héroïnes.

Dans l’attitude de ceux qui sont venus assister à cet événement – plus d’un million de personnes, ce qui représente la population de Paris à l’époque… – il y a une divergence entre une sorte de dévotion populaire de la part de la foule et un désintérêt visible de la part des notables rassemblés dans la chapelle des Invalides. Comment expliquer cette dichotomie, et que dit-elle de la France de cette époque ?

Vous avez raison, Victor Hugo ne s’y trompe pas d’ailleurs en fin observateur quand il loue l’attitude d’un peuple ému, recueilli dans la dévotion, et vitupère celle de l’« élite », plus arrogante, plus calculatrice, mais qui s’effraie de son calcul et finit par se faire peur. Oui, ce jour-là, la solennité et l’émotion populaires contrastent fortement avec l’arrogance, mâtinée de peur, de certaines élites. On le sait, la volonté de Thiers, ex-président du conseil, de faire revenir les « cendres » fut politique et le roi y vit un moyen de se concilier les bonnes grâces de l’opposition bonapartiste, mais aussi républicaine, alliées objectives dans un contexte complexe de guerre larvée avec l’Angleterre. On peut dire que l’opération politico-symbolique fut à peu près réussie à court terme, mais désastreuse à moyen et long terme. En effet, la résurrection de l’Empire et de cette grandeur dont une France, un peu assoupie, était en deuil, a fini par provoquer une nouvelle révolution, celle de 48, qui détrôna Louis-Philippe et permit l’avènement durable du… prince Louis-Napoléon Bonaparte, neveu de qui l’on sait, d’abord comme président de la république, largement élu, puis comme empereur…   Oui, on peut dire que ce 15 décembre 1840 a sonné le réveil d’une certaine ferveur et permit, un peu plus tard, l’avènement du Second empire.

Derrière les phénomènes de napoléonolâtrie et de napoléonomanie se cache une résistance obstinée de l’image de l’Empereur dans la mémoire collective. Je reprends ici une question que vous posez vous-même dans votre livre et que l’on pourrait poser comme une conclusion : Qu’entend-on par le bonapartisme aujourd’hui ?

« Un cocktail relevé de romantisme, de libéralisme autoritaire et de socialisme utopique ! Et une ambition forcenée de réformer, de bouger cette société, d’imprimer partout une avancée », a écrit Nicolas Domenach. De son côté, Serge Berstein, professeur à Sciences po, évoque une « droite fondée sur l’autorité politique, l’ouverture sociale et le libéralisme encadré par l’État ». En gros, une mystique de l’action et de la Nation, à quoi il faudrait ajouter une préoccupation sociale et, selon les mots de l’historien Marc Ferro, « une relation décomplexée avec les puissances de l’argent », comme le second Bonaparte a pu en nouer lui aussi avec ses grands argentiers Pereire ou Rothschild. Voilà qui plante le décor. Pour autant, un bonapartisme d’État serait-il toujours viable ? Ce serait aujourd’hui une sorte de Gaullisme social, mais on sait à quel point ses factions sont divisées. Je crois donc assez peu à sa résurgence, même si le chef actuel de la maison impériale, Jean-Christophe Napoléon – qui accueillit récemment le président de la république à la célébration aux Invalides – est jeune et plutôt séduisant.

Propos recueillis par Dan Burcea

Patrick Tudoret, La gloire et la cendre – lUltime victoire de Napoléon», Éditions Les Belles Lettres, 2021, 240 pages.  

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