Interview. Roger Aïm : « Julien Gracq est toujours, pour moi, la boussole en littérature qui indique le nord »

 

 

Roger Aïm publie Julien Gracq, Prix Goncourt 1951 – Histoire d’un refus, un livre qui retrace les événements passés le 3 décembre 1951 lorsque l’auteur refuse le prix Goncourt accordé à son roman Le rivage des Syrtes. Un document important pour l’histoire littéraire qui se penche sur le dernier classique de la littérature française.

Ce livre n’est pas le premier sur Julien Gracq. Pour l’ingénieur dans l’aéronautique que vous avez été d’où vient votre intérêt pour cet auteur ?

En effet, après 3, rue du Grenier à Sel et Jour d’octobre, c’est mon troisième livre sur Julien Gracq. J’ai réalisé ma vie professionnelle dans l’industrie avec une fenêtre toujours ouverte sur la littérature. Cet ailleurs, je l’ai vécu en compagnie de Huysmans, Jean Reverzy, Henri Calet, André Dhôtel, Emmanuel Bove, Pierre Reverdy, René Char, Joë Bousquet…mais, Julien Gracq fut en littérature pour reprendre l’expression de Kafka : « la hache qui brise la mer gelée en nous. » Son écriture admirée qui aurait dû m’inhiber, me tétaniser, m’a paradoxalement fait prendre la plume. « Lire incite à écrire, on écrit parce qu’on lit » écrit-t-il. J’ai écrit parce que j’ai lu Julien Gracq. Il m’a ouvert une porte.

Comment voyez-vous aujourd’hui la figure et l’œuvre de cet écrivain ? Quel est le rayonnement de sa figure et de son œuvre ?

Je peux tenter d’y répondre à la lumière de mon vécu d’auteur ayant participé à de nombreux festivals du livre et rencontres littéraires. Deux populations bien distinctes se manifestent. Il y a les passionnés et ceux qui souhaitent découvrir Julien Gracq. Avec les premiers, la discussion porte sur la personnalité de l’ermite de Saint-Florent-le-Vieil, solitaire, discret, inflexible, hors mode et sur son écriture « toujours possédée de l’intérieur par la poésie ». Avec les seconds, il faut répondre à une seule question : quel livre doit-on lire pour découvrir cette terra incognita ? La réponse, je l’emprunte à Gracq lui-même : « pour découvrir un auteur, il faut commencer par le début. » Depuis 2014, La Maison Julien Gracq à Saint Florent-le-Vieil participe, grâce à son lieu de résidence, aux manifestations et expositions qui y sont programmées et à sa bibliothèque, au rayonnement de l’œuvre du dernier de nos classiques. Avec Manuscrits de guerre, Les Terres du couchant et tout récemment Nœuds de vie, les inédits qui nous sont proposés régulièrement par les emblématiques éditions Corti, depuis 2011, contribuent à l’existence de ses écrits.

Pourquoi avez-vous choisi de vous arrêter sur le moment du refus du Goncourt et quelle importance a eu cet événement sur la carrière de Julien Gracq ?

Quatre événements majeurs exposeront Julien Gracq aux projecteurs de la scène médiatique :

  • 1949, l’échec du Roi pêcheur, pièce à contre-courant de l’époque ;
  • 1950, la publication de son pamphlet, La littérature à l’estomac, dénonçant les dérives de la littérature ;
  • 1951, le refus du prix Goncourt ;
  • 1989, rarissime événement d’avoir, de son vivant, les honneurs du papier bible de la Pléiade.

Parmi ces quatre faits marquants, le refus du prix Goncourt est un événement unique dans l’histoire de notre vie littéraire. Aucun autre auteur distingué du prix le plus ancien et le plus recherché des prix littéraires français ne l’a jamais refusé. Gracq est le seul. Comment un homme discret jusqu’à l’oubli qui n’aspire qu’à un anonymat protecteur a pu prendre le risque de s’exposer, en refusant le sacro-saint prix littéraire, à une folle tempête médiatique en créant malgré lui « l’affaire Julien Gracq ». C’est ce que j’ai voulu élucider en retraçant entre 1948 et 1951, sous la forme d’une enquête littéraire, les étapes qui l’ont conduit à cette décision. Pour répondre à votre question sur les conséquences de ce refus, je dirais qu’en demeurant inflexible, en résistant à une grave polémique l’accusant d’avoir fait de son refus une publicité, sa publicité, Gracq reste fidèle à son absolu, une indépendance totale en littérature, objectif qu’il s’était fixé jeune. Il s’y tiendra sa vie durant sans ne jamais rien céder à l’esprit de son temps, se tenant à distance d’un monde littéraire qui n’était pas le sien.

Dès le Prologue de votre livre, vous tenez à faire une scission entre l’homme Louis Poirier et l’écrivain ayant pris le nom de plume Julien Gracq. Que dit de lui cette distinction, a-t-elle une influence sur sa manière de vivre ces deux pans de sa personnalité ?

Oui, parce que Julien Gracq est d’abord Louis Poirier, professeur d’histoire-géographie au lycée Claude-Bernard avant d’être l’écrivain qui refusera le prix Goncourt. N’oublions pas qu’il sera nommé au lycée Claude-Bernard en Janvier 1947 et qu’il occupera son poste jusqu’en juillet 1970. Bien que la littérature l’ait toujours passionné, il considère qu’elle est arrivée tard dans sa vie, il ne l’a jamais considérée comme son métier. Dissimulé derrière son nom de plume, il désire rester dans l’ombre. José Corti, son éditeur, en dresse le portrait suivant : « Peu de paroles, guère de gestes, pas d’abandon ; encore moins de confidences. » Julien Gracq est un homme secret, organisé qui trouve son égalité d’âme entre Paris (l’enseignement) et Saint-Florent-le-Vieil (ses attaches familiales) partageant son existence en trois phases :

  • l’enseignement limité à l’année scolaire ;
  • l’écriture qu’il réserve aux vacances ;
  • les voyages qu’il organise en début d’automne.

Arrêtons-nous, si vous êtes d’accord, à cette date fatidique de 3 décembre 1951 à 12h26, précisément. Que se passe-t-il à ce moment ?

Nous sommes un lundi. Paris est froid, sans pluie. Monsieur Louis Poirier termine son cours, range ses affaires, récupère son imperméable, quitte ses élèves pour se rendre comme à son habitude place de l’Odéon au café Voltaire. En chemin, il croise un ami qui lui annonce que le prix Goncourt 1951 vient de lui être décerné. Inflexible, il ne se rendra pas chez Drouant, noir de monde. Gracq poursuivra son chemin vers l’Odéon. Vous imaginez la scène ! Bien sûr la presse le cherche et finira par trouver le professeur à l’élégance sobre… Ce 3 décembre à 12h26, Julien Gracq vient de rejoindre Louis Poirier abolissant de fait la distance si soigneusement préservée entre l’univers de l’écrivain et celui du professeur.

Pour mémoire, pourriez-vous nous présenter en résumé le roman Le rivage des Syrtes qui venait de recevoir le Goncourt en cet hiver de 1951 ?

Dans un pays imaginaire, à une époque proche mais incertaine, une guerre héréditaire couve depuis trois siècles entre la très ancienne Seigneurie d’Orsenna et l’une de ses provinces lointaines, le mystérieux et barbare Farghestan. La fatale guerre éclatera si la frontière séparant les deux pays au large de la mer des Syrtes n’est pas respectée. Issu de l’une des plus vieilles familles d’Orsenna, Aldo, suite à un chagrin d’amour, est dépêché à sa demande dans une forteresse commandée par le capitaine Marino pour surveiller l’horizon. Les thèmes de l’attente, de la vacance, du lendemain qui n’arrive pas, sont traités comme des éléments tragiques qui maintiennent le lecteur dans une non-histoire qui finira par se mettre en marche à l’instant même où le roman prend fin sur cette dernière phrase à la couleur énigmatique : « […] et je savais pour quoi désormais le décor était planté. »

Vous présentez Gracq comme un écrivain « souverain, libre, n’appartenant à aucune mouvance, groupe, parti, école ».  Comment expliquez-vous cette mise en retraite de ceux qui forment « la république des lettres » et de leurs mœurs ?

Pour répondre à cette question, il faut remonter en août 1939. Breton et Gracq se rencontrent pour la première fois à l’hôtel de la Vendée à Nantes. Julien Gracq, bien que fasciné par la personnalité de Breton avec qui il entretiendra, sa vie durant, un rapport d’admiration et d’amitié, refusera d’adhérer au mouvement surréaliste. En effet, lors de leur rencontre Gracq est toujours membre du parti communiste, mais plus pour très longtemps. Avec la signature du pacte germano-soviétique qui vient d’avoir lieu, l’auteur du Château d’Argol va se sentir abusé, trahi. Il démissionnera du parti communiste. Cette rupture sera son dernier acte politique. Son état d’esprit n’est plus disposé à céder à une nouvelle « adhésion ». André Breton ne lui remettra plus jamais « le terrible marché en main. » Dès lors, Gracq restera toujours à l’écart de toute forme d’appartenance à un groupe, parti ou mouvance littéraire. L’auteur du Rivage des Syrtes ne se laissera pas rattraper par une certaine « république des lettres » qui aura été tentée de le récupérer en lui octroyant le prix Goncourt. Pas de course pour Gracq aux prix et à ces « mœurs littéraires » qui favorisent l’opinion, le grand nombre au détriment de l’exigence littéraire.

Pouvez-vous nous parler de La littérature à l’estomac écrit en 1950 ? Y a-t-il un lien entre ce pamphlet et ce refus du prix de 1951 ?

Ce livre trouve son origine dans l’échec du Roi pêcheur, pièce écrite en 1948, qui, lorsqu’elle sera jouée sur la scène du théâtre Montparnasse subira de la part de la presse une charge très cruelle. Aucune critique ne sera épargnée à Gracq, ni sur les comédiens, ni sur la mise en scène, ni sur le texte. La pièce n’était pas dans l’air du temps. Gracq, pourtant d’une nature calme, sera excédé. En rage il écrira d’un trait, La Littérature à l’estomac, pamphlet devenu culte ayant pour cible les critiques, les maisons d’édition et bien sûr les prix littéraires. Après un tel écrit, paru en 1950, personne et surtout pas Gracq ne pouvait imaginer qu’un an plus tard lui serait décerné le prix Goncourt ! Lorsque Le Rivage des Syrtes paraît en pleine rentrée littéraire 1951, la rumeur se propage laissant entendre qu’aucun livre en lice ne pourra rivaliser avec Le Rivage des Syrtes. Gracq réagit très vite en accordant une interview dans Les Nouvelles Littéraires qui titrent : Si on me donnait le prix Goncourt je ne pourrais faire autrement que de refuser…Nous connaissons la suite.

Dans ce même pamphlet, l’écrivain se penche aussi sur le lien entre le lecteur, l’œuvre. Il reviendra sur ce sujet à plusieurs reprises. En quoi ce lien était important pour lui ?

La littérature à l’estomac offre des pages remarquables et éblouissantes sur la rencontre du lecteur avec le livre. Gracq, homme de la relation à deux, défend ce tête-à-tête unique qui peut produire un éclair comme le feraient deux fils électrisés mis en contact. Ces pages sont inoubliables. Pour l’homme de Saint-Florent-le-Vieil, pas de tapage médiatique autour d’un livre dont le succès ne doit être porté que par le lecteur. C’est lui et lui seul qui fera partager sa passion, son émoi et « cinquante lecteurs de ce genre, sans cesse vibrionnant à la ronde, sont autant de porteurs de virus filtrants qui suffisent à contaminer un vaste public. »

Nous vivons aujourd’hui une époque de starisation – comme il dit – de la vie publique. De ce point de vue l’héritage de Julien Gracq fait figure à part. En quoi, selon vous, sa manière d’être, son mode de vie en retrait, est de nos jours un exemple à suivre ou un sujet à méditer ?

Il me semble que c’est un état d’esprit qui correspond à certains écrivains pour qui l’écriture est indissociable d’un nécessaire isolement. Peut-être aussi que ce travail des mots exige cette confidentialité pour exister indépendamment du profil de leur auteur. Alors le lecteur attiré par un titre ou une quatrième de couverture se saisira de l’ouvrage et le fera exister. C’est ce que m’aura appris Julien Gracq. « Va, petit livre, j’y consens, va sans moi dans cette ville… » Ovide.

Votre travail a toute son importance pour l’histoire de la littérature. Avez-vous l’intention de continuer à écrire sur votre auteur préféré ?

Je n’ai pas cette prétention. Mais heureux à travers « Histoire d’un refus » de faire découvrir, en trois tableaux de 1948 à 1951, une page étonnante de la vie de Julien Gracq et de l’univers littéraire de cette époque. Lorsque je n’écris plus sur Julien Gracq, j’ai l’impression de m’éloigner du rivage, alors j’y reviens.

Julien Gracq est aujourd’hui étudié à l’école.  Pourquoi le lecteur contemporain devrait lire ses livres ?

Dictée au brevet, commentaire de texte au baccalauréat, sujet de littérature française à l’agrégation, le dernier de nos classiques est bien présent aux programmes de nos collèges, lycées et universités. Qu’il s’agisse de romans, de récits, de nouvelles ou d’autres genres littéraires, la phrase gracquienne, qui avance par ajouts et reprises avec des ruptures de syntaxe « repoussant toujours plus loin le point final », fait naître un sentiment magique. Mais l’essentiel pour Gracq réside dans le rythme de la phrase. N’oublions pas pour finir le géographe de formation qui s’inscrit comme le meilleur des paysagistes ayant hissé au sommet de la littérature l’art d’évoquer les lieux. Voici donc en peu de lignes les raisons pour lesquelles Julien Gracq est toujours, pour moi, la boussole en littérature qui indique le nord.

Propos recueillis par Dan Burcea

Roger Aïm, Julien Gracq, Prix Goncourt 1951 : Histoire d’un refus, Éditions La Simarre, 2020, 76 pages.   

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