Portrait en Lettres Capitales : Annie Mollard-Desfour

 

Qui êtes-vous, où êtes-vous née, où habitez-vous ?

Difficile exercice que de parler de soi !

Je suis linguiste, lexicographe, et je navigue entre Sète et Vincennes, Paris, au gré des obligations professionnelles, familiales ou de mes envies.

Je suis née – par hasard ! –  à Saumur, mais mes racines familiales et mon enfance sont liées au sud, sa lumière, ses couleurs (Sète, Pézenas, Carcassonne) ; et les souvenirs les plus marquants sont ancrés tout particulièrement dans le jardin de mes grands-parents où j’ai passé mes premières années et la quasi-totalité des vacances scolaires. Jardin, où se mêlaient, avec exubérance, lilas, rosiers, seringats – « jasmin des poètes » -, bourrache et menthe, figuiers, vigne, cerisiers, noisetiers et noyers, cognassiers, jujubiers… Symphonie de lumière, de couleurs, de senteurs, de goûts. Véritable Eden d’où me vient certainement mon intérêt pour les couleurs, leurs nuances, ainsi que ces heures passées à dessiner, en écho à mon grand-père, peintre à ses heures. Je garde précieusement une de ses toiles, « Les treilles », représentant la danse folklorique languedocienne effectuée, à Pézenas, autour de la statue de Molière ! Ces souvenirs, ces sensations, ces liens affectifs ont développé mon désir d’être peintre. Bac en poche, une année de Beaux-Arts, à Nancy, mais besoin de me replonger dans les textes, les mots, études universitaires de lettres, de philosophie… Et la couleur retrouvée – notamment chez Colette -, un Mémoire, une thèse… Comment peindre avec les mots ? traduire ce que l’on voit ? Et que nous disent les mots et expressions de couleur, au point de vue descriptif, connotatif, symbolique ? Une recherche qui se poursuit encore, avec autant de passion, de plaisir…

Vivez-vous du métier d’écrivaine ou, sinon, quel métier exercez-vous ?

La plus grands partie de mes publications ont été réalisés dans le cadre de mes recherches au sein du CNRS : articles du Trésor de la Langue Français (TLF, aujourd’hui informatisé – TLFI), suivi, à la fin de sa rédaction en 1992, de la conception et réalisation d’un projet personnel de dictionnaire des mots et expressions de couleur du français (XXe-XXIe), actuellement encore en cours, publié à CNRS Éditions, par volumes et champs de couleur : sept volumes édités (Le Bleu, Le Rouge, Le rose, Le Vert, Le Noir, Le Blanc, Le Gris) sur un ensemble qui en comprendra onze, correspondant aux onze champs de couleur du français contemporain ; à venir Le Violet, Le Jaune, L’Orange, Le Brun

Cette série de dictionnaires est complétée par divers articles consacrés aux couleurs dans la mode, les cosmétiques, les problèmes de traduction et les écarts culturels ; par des participations à de ouvrages collectifs, des catalogues d’exposition ; par des collaborations à des livres d’artistes, des participations à des colloques, des rencontres plus grand public…

Comment est née votre passion pour la littérature et surtout pour l’écriture ?

Dès l’enfance, avec de multiples lectures : des ouvrages jeunesse anciens ou contemporains : recueil d’images d’Épinal, contes, bien sûr, livres de la bibliothèque rose… Puis les ouvrages de Gilbert Cesbron (Chiens perdus sans collier), de Jules Renard (Poil de carotte), Le petit prince de Saint-Exupéry… Van Gogh et sa correspondance avec Théo, devenue quelque temps mon « livre de chevet ».

Découverte en classe de l’histoire littéraire et de la collection des Lagarde et Michard du XVI au XXe siècles dans lesquels je me plongeais avec beaucoup de bonheur et de curiosité : Ronsard, Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo, Verlaine, Rimbaud, Apollinaire, Baudelaire, Camus, Aragon…

Sans tenir vraiment de « journal », je notais, dans des petits carnets, de courtes réflexions du jour, des citations que j’appréciais, des extraits de romans, de poèmes, que je relisais fréquemment.

Quel est l’auteur/le livre qui vous ont marqué le plus dans la vie ?

Le livre – ou plutôt les livres –  qui m’ont le plus marquée, influencée ?

Pour ses descriptions de la nature, Colette, déjà évoquée.… Proust, À la Recherche du temps perdu, Le Temps retrouvé, « Cathédrale chromatique » (selon la formule de Davide Vago), et l’évocation du « petit pan de mur jaune » peint par Vermeer, occasion pour Proust d’établir une étroite relation entre écriture et peinture, et qui fait dire à son personnage, Bergotte : « C’est ainsi que j’aurais dû écrire […]. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune”. Philippe Jaccottet, Cahier de verdure, À travers un verger, merveilles d’observation et de poésie !

Sans oublier, les essais, les ouvrages de linguistique, de sémiologie, de phénoménologie, de philosophie : Saussure (Cours de linguistique générale), Merleau-Ponty (Phénoménologie de la perception), Greimas (Le vocabulaire de la mode en 1830), Barthes, (L’eau et les rêves, La poétique de l’espace). Sans oublier les dictionnaires généraux ou spécialisés (Dictionnaire des symboles), à la source de mes recherches et dont la rédaction m’occupe encore. Et Francis Ponge et ses définitions des objets, des choses du quotidien (Le parti pris des choses, La rage de l’expression) où l’« objet » devient « objeu », objet de jeu avec la langue  : l’orange, l’huître, la crevette, le cageot… sont disséqués, décortiquées sous toutes leurs formes pour tenter d’en extraire toutes les caractéristiques, les qualités. En une véritable « Poésie du regard ».

Quel genre littéraire pratiquez-vous (roman, poésie, essai) ? Passez-vous facilement d’un genre littéraire à un autre ?

Des essais, des dictionnaires… Malgré l’envie, qui n’est pas absente, je n’ai, jusqu’à présent, jamais écrit de roman. Cela viendra peut-être, qui sait ? Mais l’exercice me semble très difficile.

Comment écrivez-vous – d’un trait, avec des reprises, à la première personne, à la troisième ?

Après de longues recherches bibliographiques, l’exploration de bases de textes informatisées (en particulier-Frantext), de lectures personnelles. S’agissant de dictionnaires, la rédaction se fait par étapes, avec de nombreux remaniements, affinements, vérifications des renvois d’articles à articles, et des relectures. Nombreuses. Et l’auteur-lexicographe se doit de « s’effacer », du moins de se faire le plus « discret » possible, en faisant parler les textes… Mais il s’affirme pourtant. Cela est surtout le cas pour le dictionnaire du lexique des couleurs  dont j’ai établi les règles (structure de l’ouvrage, choix de la nomenclature, et des citations, personnalisation des définitions, notes et développements, introduction-synthèse…). Je pense y transparaître, en filigrane.

D’où puisez-vous les sujets de vos livres, et combien de temps est nécessaire pour qu’il prenne vie comme œuvre de fiction ?

Mes objets, sujets, ce sont les mots, les mots et expressions de couleur.  Ce ne sont pas de œuvres de fiction, et ils se doivent d’être le reflet de la réalité, une analyse objective de la langue des couleurs du XXe et XXIe siècles, de sa permanence et de ses évolutions.

Choisissez-vous d’abord le titre de l’ouvrage avant le développement narratif ? Quel rôle joue pour vous le titre de votre œuvre ?

Le choix définitif des titres se fait en fin d’écriture, mais correspond toujours à une idée de départ. Ils sont proposés à l’éditeur, discutés avec lui, que ce soit pour le dictionnaire des couleurs ou les articles des ouvrages collectifs ; dans le cas d’articles de revues ils correspondent à mes choix.

Quel rapport entretenez-vous avec vos personnages et comment les inventez-vous ?

Mes personnages ? les mots, les couleurs : bleu, rouge, vert, noir, blanc, gris… et leurs multiples nuances sont plus que des idées. Ils prennent vie, affirment leurs caractéristiques, à la fois physique (leur nuance chromatique), mais aussi « psychologique », sociale. Je les mets en forme tout en les redécouvrant.

Parlez-nous de votre dernier ouvrage et de vos projets.

Mon dernier ouvrage paru ? Le Gris. Dictionnaire des mots et expressions de couleur, paru en 2015, à CNRS Éditions… dont Dan Burcea a fait un compte-rendu dans Lettres Capitales, le 10 septembre 2017 :  « Dictionnaire des couleurs : les mille et une nuances de gris » ! https://lettrescapitales.com/on-parlait-couleurs/

En cours, le prochain volume de la série, Le Violet… mis provisoirement en attente par des contraintes de santé et mon rôle provisoire d’« Aidant ».

Mais, sollicitée pour divers articles et préfaces d’ouvrages, publié ou à paraître, j’ai publié la préface « La couleur garde-t-elle son secret ?» , du numéro 47 de la revue franco-portugaise Sigila, spécial Couleurs / Colores ; « Donner à voir », préface à l’œuvre chromatique et singulière de l’oupeinpien, Georges Orrimbe, livre-peinture traduisant en rectangles de couleur à leur place exacte dans le roman de science-fiction de l’écrivain russe Eugène Zamiatine, Nous autres (1920), les couleurs nommées ; un article « Mots de couleur et patrimoine », à paraitre dans le Catalogue des pratiques, Centre des monuments nationaux.

Je poursuis – lentement, tant la tâche est ardue –   mais sûrement, j’espère une publication en 2022 ! – un projet auquel je tiens tout particulièrement, un recueil de dénominations de couleurs anciennes, des XVI au XIXe siècles, perdues, retrouvées,, complément de mes dictionnaires des XXe et XXIe siècles… Témoignages de la sensibilité sociale d’une époque, d’une culture, et de l’intérêt du lexique des couleurs, non seulement du point de vue linguistique mais aussi historique, socio-culturel, patrimonial.

Et toujours des textes pour des catalogues et livres d’artistes… Le dernier, pour Bleu pour les filles de mireI.l.r. :  « Je te dirai les mots bleus »…

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