Portrait en Lettres Capitales : Ofelia Prodan

 

Qui êtes-vous, où êtes-vous née et où habitez-vous ?

Je cherche toujours mon identité, mais je me plais à croire, comme l’indique mon prénom, Ophélie, que je suis la création et la fille de Shakespeare, que je suis née et que j’habite dans une poésie comme celle-ci :

à la création d’Ophélie personne ne s’est fâché

excepté Hamlet, qui a été créé juste avant Ophélie,

peut-être Hamlet était-il misogyne

ou peut-être juste un grand niais, en tout cas

si Hamlet voyait qu’Ophélie vit tranquillement

dans la ville nommée Sassari, qui est une sorte de Wonderland,

sans lui et sans Shakespeare

il deviendrait probablement un féministe radical,

ou, qui sait, peut-être même un transgenre

et il échangerait ses robes avec Ophélie,

qui n’est absolument pas féministe même si indépendante,

en revanche elle est une consumériste invétérée,

elle s’achète tous les jours une robe ou Dieu sait qu’elle futilité,

cela pourrait être bien que Hamlet

porte toutes les robes d’Ophélie,

personne ne les distinguerait plus, ce qui serait super,

peut-être qu’ainsi le dénouement cesserait d’être tragique,

pour devenir tragi-comique au grand désespoir de Shakespeare

qui en ce moment même essaye en cachette une robe d’Ophélie,

se contemple dans un miroir, fait un selfie

poste sur Instagram, Facebook et autres réseaux sociaux,

ensuite réécrit la fin de la pièce Hamlet et change son titre.

Vivez-vous du métier d’écrivaine ou, sinon, quel métier exercez-vous ?

Écrire c’est comme vivre dans un autre monde qui n’a pas de prix, qui ne coûte rien, qui n’a aucune valeur pécuniaire, mais qui vaut autrement. Je suis, d’un point de vue social, un véritable parasite, mon métier étant de mettre au jour mon propre moi. Bien entendu, toujours comme dans un poème :  

il ne nous manque rien, nous disposons de tout à l’intérieur de nous-mêmes, il suffit de fourrer nos mains dans les panses et le tout est réglé en moins de deux, le temps de siffler avec deux doigts, il n’y a qu’à moi que cela ne réussit pas, hier je marchais dans un désert plein d’argent lorsque m’est apparue la fata Morgana en personne. j’étais assoiffée, affamée, ma peau pendait, ma panse était enflée et me faisait terriblement mal. j’ai fourré ma main dans la panse pour y extirper de l’argent, comme me l’avait appris mon frangin, le malin, pour que j’achète la fata Morgana avec son chameau, avec tout son désert, lorsque celle-ci éclata de rire pour rire ensuite affreusement, comme si elle ne l’avait plus fait depuis plus d’un siècle entier et elle me dit avec une humiliante miséricorde : « tu es devenue la risée des mouches, tu ne savais vraiment pas que tu es la seule de ta lignée à ne pas avoir été bénie du pouvoir mystérieux de l’argent ? » et la fata Morgana m’embrassa tendrement sur le front, me mit une petite pièce dans la main, me murmurant à l’oreille avec la voix de mon père : « tiens, la chérie de papa, pour que tu aie au moins une petite pièce, pour que le nocher égoïste te fasse passer de l’autre côté des eaux de l’enfer », ensuite la fata Morgana devint buée chaude et rentra comme un esprit dans une lampe de cuivre recouverte de vert-de-gris.

Comment est née votre passion pour l’écriture ?

Je ne m’en souviens même plus. Je sais juste que l’écriture me semble être quelque chose qui va de soi, quelque chose de naturel, disons comme rouler à vélo, même si pour ma part je ne sais vraiment pas rouler à vélo. 

Quel est l’auteur/le livre qui vous a marqué le plus dans la vie ?

Tous les grands livres m’ont marquée d’une façon ou d’une autre, mais celui qui l’a fait le plus a été mon premier roman lu vers l’âge de 10 ans à l’époque où j’ignorais qu’il s’agissait de l’un des écrivains les plus révolutionnaires et les plus contestés (par ceux tributaires de son temps), je songe à Madame Bovary de Gustave Flaubert.

Quel genre littéraire pratiquez-vous (roman, poésie, essai) ? Passez-vous facilement d’un genre littéraire à un autre ?

D’aucuns disent que j’écris probablement de la poésie, d’autres affirment que je n’écris rien, quant à moi je dis que je m’écris moi-même avec chaque livre et avec chaque livre je suis en effet plus proche de moi-même.

Comment écrivez-vous — d’un trait, avec des reprises, à la première personne, à la troisième ?

En réalité, je n’écris pas trop. Je reste seulement devant mon ordinateur portable alors que mes doigts courent sur les touches du clavier. Ensuite, je lis et je me rends compte que quelque chose s’est écrit tout seul, sans trop d’effort, comme dans une transe chamanique. J’ignore cependant toujours si c’est moi le chamane ou bien l’animal totem.

D’où puisez-vous les sujets de vos livres, et combien de temps est nécessaire pour qu’ils prennent vie comme œuvre de fiction ?

Ils viennent tous seuls. Les sujets ne demandent qu’à être écrits, ils veulent prendre vie. Ils ont peut-être une certaine importance. Ils sont peut-être révélateurs de quelque chose pour quelqu’un qui pourrait être le lecteur ou bien moi-même. Il n’y a pas de temps. Le temps suspend son vol durant ce processus apparemment obscur, mystique, de conception.

Choisissez-vous d’abord le titre de l’ouvrage avant le développement narratif ? Quel rôle joue pour vous le titre de votre œuvre ?

Je ne songe jamais au titre. Il s’impose de lui-même à la fin en définissant l’œuvre ou en la comprimant dans un unique syntagme. Il en est la marque, il est l’empreinte finale de l’œuvre. 

Quel rapport entretenez-vous avec vos personnages et comment les inventez-vous ?

Les personnages préexistent dans un magma poétique antérieur, bouillent pour faire surface, pour prendre vie. Ils ont quelque chose de moi, quelque chose du monde extérieur. Je ne fais que les suivre lorsqu’ils prennent contour en même temps que leur destin dans le livre, sans influencer beaucoup ce destin, leur existence. Je suis une sorte de témoin de leur naissance et de leur trajectoire.

Parlez-nous de votre dernier ouvrage et de vos projets.

Mon dernier livre est Rezonanța începe când oscilăm pe aceeași frecvență [La Résonance commence lorsque nous oscillons sur la même fréquence] et je pense que le mieux c’est de laisser parler de lui-même le dernier poème du recueil :

chimie, mais pas uniquement de la chimie,

je rédige des rapports complexes avec des données précises,

j’élimine les éléments désagréables,

je nettoie toute trace d’impureté psychique,

je suis autorisée à m’auto-exécuter sur la place publique,

mon mérite suprême reste une empreinte indéchiffrable,

ma vie n’a de sens que dans certaines circonstances,

c’est grave, c’est grave, mademoiselle,

vous pouvez bénéficier d’un traitement gratuit à la colonne vertébrale

dans notre clinique, tout ce que vous avez à faire

c’est détruire ce formulaire,

le danger d’être seul dans un cerveau, seul

dans un Univers, je vous donne des exemples de survivants

dans des conditions extrêmes, je suis certaine,

je suis absolument certaine que si l’espèce humaine disparaissait

je survirais sous une autre forme de vie,

peut-être supérieure, peut-être grossière,

rédigez ce délire existentiel, lisez-le à voix haute,

mais c’est ridicule, vous êtes ridicule, mademoiselle,

d’une grosse pierre descend un cabriolet

et du cabriolet un chapeau avec deux longues jambes fines,

où est-ce que cela commence, où en est le point culminant,

mais le dénouement est digne d’un mini-drame, je prends congé,

une année sabbatique pendant laquelle je ne ferai que ce je que je veux,

je ne m’incline que devant les statues et les mannequins en plastique.

(Traduction du roumain, Gabrielle Sava)

 

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