Grand entretien. Michel Mompontet : «Geneviève continue de vivre à chaque fois qu’une personne ouvre ce livre»

 

 

Michel Mompontet est d’abord cette voix devenue familière par les émissions de télévision Mon œil et Carnets d’utopie sur France 2. C’est lui qui pendant 209 samedis à 13H15 nous avait enchantés en fixant son regard différent sur l’actualité, et c’est toujours lui qui partait à bord de ses Carnets d’utopie à la recherche d’une réalité optimiste, en suivant la mèche d’une bonne nouvelle.

En 2018, le journaliste audiovisuel se lance dans l’écriture et publie L’étrange et drolatique voyage de ma mère en Amnésie (JC Lattès), un récit bouleversant sur la maladie de Geneviève, sa maman. Ce livre a cette particularité propre aux œuvres qui manient acuité et délicatesse et qui permettent aux lecteurs de découvrir leurs multiples facettes. Refusant de faire de ce récit une simple anamnèse de la maladie d’Alzheimer, l’auteur prend « un pari fou, un pari déraisonnable, notre pari inévitable » (le pronom possessif, nous le verrons, a ici toute son importance).

Michel Mompontet est ce « poète stellaire » pour qui l’écriture trempe ses lettres de noblesse dans le creuset de l’amour filial. 

Bonjour Michel, avant d’aborder le sujet de votre livre, pourriez-vous nous parler de votre activité actuelle de journaliste de radio et de télévision ? À ce sujet, nous pourrions également évoquer votre passion pour la musique classique.

J’ai eu le plaisir de rejoindre les équipes de France info à la rentrée de septembre pour y assurer deux chroniques bien distinctes pour lesquelles je prends beaucoup de plaisir. L’une est consacrée à la question des bonnes nouvelles dans le fil des infos quotidiennes, et elle connait, je dois le dire, un succès d’audience et d’estime qui à la fois me ravie, certes, mais aussi m’inquiète, car ce succès dit à quel point nous avons toutes et tous, dans la longue période de crises que nous traversons, un besoin vital et urgent de bonnes nouvelles, de raisons de croire dans l’Humain, pour contrebalancer, ne serait-ce qu’un peu, la triste musique dominante des médias actuellement, une musique monotone et très angoissante comme vous l’avez surement remarqué. La chronique s’appelle QDBN, Que Des Bonnes Nouvelles, et elle devrait être remboursée par la sécu, puisque, si j’en crois ce que m’écrivent les téléspectateurs, elle fait du bien et était nécessaire. Chercher de l’optimisme dans une période de crise vous voyez que cela occupe le journaliste que je suis comme cela occupa l’écrivain de L’étrange et drolatique voyage. La deuxième chronique que m’a confiée Laurent Guimier, le patron de l’info sur France Télévisions et Sophie Guillin, la patronne de France Info Tv est une chronique consacrée à l’une de mes passions les plus prégnantes depuis très longtemps, la musique, et plus précisément les musiques classiques et jazz. Ce sont deux secteurs artistiques très méprisés depuis trop longtemps par la majorité des grands médias, et dans une période aussi cruelle que celle du covid, où du jour au lendemain, les musiciens se sont vus interdire la pratique de leur passion et effacer leur revenu, une chute cruelle et vertigineuse où se sont écrasés tant de projets, tant de passion, j’ai l’impression que cette chronique a un double rôle qui m’oblige. Amener aux téléspectateurs de la beauté au milieu de la tempête, mais aussi encourager les musiciennes et les musiciens. La société ne peut pas vivre sans eux. Ils sont essentiels ! Il ne faut pas qu’ils l’oublient. De plus, ils ont amené tellement de joies et d’émerveillements dans ma vie que je leur dois bien ça. Une sorte de dette que je règle avec ma monnaie à moi, le journalisme.

Pour revenir quelques instants en arrière, j’aimerais savoir quels souvenirs gardez-vous des émissions que vous avez animées à la télévision, je parle bien entendu de celles de France 2 Mon œil et Carnets d’utopie.

Mon Œil a été une aventure absolument folle, unique et irrépétible. Cette liberté de créer, cette autorisation à toutes les audaces, ce champ d’expérience, sans jamais se demander cette sale petite question qui, selon moi, handicape les ambitions des media « Est-ce que les gens (sic) vont comprendre »…. 8 ans après son arrêt rocambolesque, je continue de recevoir des courriers de téléspectateurs qui regrettent cette disparition. Quand on sait à quelle vitesse les choses s’oublient dans le monde de la télévision c’est proprement incroyable. Mais les temps ont changé, et que voulez-vous, je ne crois plus que l’heure soit à la dérision et au tir à vue sur les politiques, quels que soient leurs tords et leurs travers. Il m’arrive aussi, pour ma plus grande fierté, de croiser parfois de jeunes journalistes, pour qui, Mon Œil a été une boussole pour leur destin et a servi de révélateur et de carburant à leur envie d’épouser la profession de journaliste. C’est Mon Œil qui m’a donné envie de… Je vous prie de me croire… quand un jeune journaliste à la sortie d’un plateau de France Info vous interpelle avec ces mots, ça fait tout drôle.  Ce sont mes petites médailles à moi. Quant au Carnet d’Utopie, c’était déjà cette question de l’optimisme militant qui me hantait. QDBN est peut-être le bébé des Carnets d’Utopie. Mon Œil était un objet très corrosif, parfois très pessimiste, voire par moment nihiliste. Les Carnets et maintenant QDBN, sont peut-être l’anti thèse de Mon œil, ses contrepoisons. Ce besoin de croire que le pire n’est pas sûr. L’optimisme militant.

En 2018, vous publiez L’étrange et drolatique voyage de ma mère en Amnésie, un récit sur le combat que vous menez aux côtés de votre maman contre la maladie. Comment est né ce livre ? À ce sujet, permettez-moi de citer une déclaration que vous avez faite à une autre occasion en parlant d’une personne des éditions JC Lattès qui vous a dit : « Vous ne le savez peut-être pas mais vous êtes un écrivain ». Comment avez-vous franchi le pas vers l’écriture ?  

C’est une histoire très folle, pleine de magie et de rencontres improbables, a peine croyable. Un enchainement de circonstances et de correspondances très… surréalistes. Je vous raconte sans rien tordre de la vérité et des faits. Mais vous n’êtes bien sûr pas obligé de me croire… Tout a commencé dans un bar de la ville de Dax, le Bar Basque, où seul à une table, dans l’arrière salle j’étais venu trouver un bref refuge après avoir passé de longues et épuisantes heures aux côtés de ma maman qui commençait à perdre les pédales. J’étais, comme on peut facilement le comprendre, rongée par la peur et l’inquiétude. Je ne savais encore rien de la maladie. J’avais besoin, je m’en souviens, de mettre des mots sur ce qui m’arrivait, ce qui lui arrivait… ce monstre qui venait de commencer à la dévorer et j’étais pris de court et désemparé. J’ai écrit une anecdote qui venait de m’arriver avec ma maman (l’histoire du sot-l’y-laisse) sur Facebook et je l’ai postée sans trop y penser comme on jette une bouteille à la mer. Je me suis appliqué sur la forme narrative tout simplement peut-être pour ne pas m’appesantir sur la simple peine que ce témoignage spontané impliquait, par pudeur aussi. Quelle n’a pas été ma surprise lorsque j’ai découvert quelques jours plus tard des centaines de réponses et de commentaires à la suite de mon petit texte. Mes mots avaient touché beaucoup de lectrices et de lecteurs. Bien-sûr des gens qui vivaient cette cruelle expérience d’être impuissants face au naufrage d’un proche, mais aussi des lecteurs qui avaient été touchés par mon ambition littéraire par ma petite musique, cette joie volontaire et paradoxale. Le ton léger et presque joyeux que je m’étais appliqué à donner à ce texte qui est à l’origine du livre, bouleversa vraiment beaucoup de monde. Parmi ces témoignages très émouvants, il y a en avait un que j’ai pris pour une blague. La journaliste Marie France Etchegoin, qui travaillait sans que je le sache pour les Éditions Jean Claude Lattès me demandait si j’avais pensé à écrire plus que ce simple texte sur Facebook. Elle voulait en parler avec moi. Le « Vous ne le savez peut-être pas mais vous êtes un écrivain » que vous évoquez dans votre question vient de là. Quelque mois plus tard j’étais dans le bureau de la patronne des éditions Lattès, et là, Karina Hocine eut la force et la finesse psychologique, peut-être aussi la tendresse, de me faire croire que cela était possible, que je pouvais écrire un livre sur ma Geneviève. Un an plus tard le livre est sorti. Les choses dans le monde du livre, d’après ce que m’ont expliqué les gens du livre, ne se passent parait-il jamais comme ça. J’ai signé un contrat avec seulement cinq aussi petits textes sur Facebook. Mais cela a suffi à faire entendre une musique qui promettait un livre. Peut-être une intervention facétieuse de la grande Geneviève pour mettre les choses en marche… ? Pour que son petit ait au moins un livre pour se consoler de son départ … sa métamorphose… notre voyage…. notre aventure… Je lui ai dit que j’écrivais ce livre, que beaucoup de gens la connaitraient, mais je crois que c’était trop tard, elle n’a pas compris.

Vous avez aussi déclaré que vous refusiez de circonscrire votre récit au simple sujet de la maladie d’Alzheimer. Qu’y a-t-il de plus, d’essentiel dans votre livre pour dépasser cette cruelle anamnèse ? Pour le dire autrement, en quoi le fait de l’écrire vous a aidé à surmonter cette « évidence sans possibilité de fuite » que vous nommez ainsi dès les premières pages de votre livre ?

L’amour et la mémoire dépendent l’un de l’autre, ne peuvent vivre l’un sans l’autre, voilà peut-être le cœur de ce roman, sa clé fondamentale. La puissance du rire plus forte que la peur, la puissance du rire et de l’humour capable de ralentir la progression du mal, capable de la tenir à distance au-delà du possible, voilà aussi les enseignements du livre qui découlent du premier. J’ai découvert ces pouvoirs en les écrivant et en les vivant. Il m’a fallu l’un et l’autre. L’expérience de vie, et l’écriture, pour la saisir. Quelqu’un que j’aimais était en train de disparaitre sous mes yeux, bouffé par le monstre Alzheimer, et beaucoup de secrets et de souvenirs me concernant directement allaient disparaitre avec ce naufrage, emportés avec la disparition de ce témoin pour moi irremplaçable. Mais je savais, bien avant cette épreuve, que la littérature avait le pouvoir de faire remonter et de « pécher » des blocs mnésiques pour moi, qui par mes mots, mes chapitres, mes phrases, remontaient à la surface… Cette épreuve m’a donné l’occasion d’appliquer ce que je savais du pouvoir de la littérature.

Un autre aspect important à mes yeux est ce que l’on appelle la voix narrative. Pourquoi avoir opté pour un récit à la première personne, en donnant à ce je la liberté de jongler entre le style direct dans un dialogue avec un tu de plus en plus absent, et indirect pour laisser toute sa place à l’action qui entoure vos personnages ?

De la même manière que ce voyage est l’histoire d’un renversement entre un fils et une mère, une émergence et une disparition qui se croisent, j’ai voulu, très tôt dans la construction de ce récit, faire se croiser cette narration à la première personne du singulier qui est de plus en plus présente avec celle de la deuxième personne du singulier ( le fils qui d’abord s’adresse à sa mère, puis parle à sa place, pour elle) une voix qui cherche à ralentir, à retenir, mais une voix qui très tôt a conscience de son inexorable défaite. Ces deux croisements narratifs sont les linteaux qui soutiennent toute l’architecture de l’ouvrage, ceux qui rythment l’apparition d’un fils/homme et d’une mère/enfant. C’est l’histoire d’un renversement, et d’un combat. Celui de laisser une trace pour que la mort ne remporte pas toute la partie sans rien laisser aux vivants qui demeurent. Mais n’est-ce pas là l’ambition de toute la littérature ? Acter une disparition, et faire en sorte qu’il demeure quelque chose plutôt que rien. Le Livre comme preuve que quelque chose a bien existé. Le Livre comme acte de décès, et trace, empreinte. Je crois que ce schéma s’applique à l’immense majorité de la littérature. C’est en cela que j’ai la faiblesse de prétendre à ce que ce livre soit de la littérature et pas seulement un énième témoignage sur cette horrible maladie et le récit du malheur au demeurant et forcément bien légitime d’un accompagnant parmi d’autres qui se soignent et se rassurent avec des mots.

Comment avez-vous écrit ce livre, et, complémentaire à cette question, avez-vous réparé votre IPhone dont la perte vous semblait tout aussi grave qu’un « vol de mémoire » ?

La question de l’iPhone est une métaphore sur la peur de l’effacement, la perte inéluctable des souvenirs avant qu’ils n’aient été protégés et sauvegardés. Je ne suis pas sûr d’avoir vraiment perdu mon iPhone, mais j’ai eu mille fois peur que ce qu’il contenait, c’est-à-dire des centaines de notes, disparaisse, soit mangé par un bug, tout comme le cerveau de Geneviève. J’ai écrit ce livre tout d’abord d‘un jet, comme une urgence, poursuivi par le temps, avec la mort aux trousses. Geneviève était encore vivante, j’écrivais presque en temps réel, en direct, puis, après son décès, le temps de la réécriture a été beaucoup plus long mais aussi complexe, l’écriture se mélangeant de manière dangereuse avec le processus de deuil qui durant de longues semaines, risqua de parasiter et d’affaiblir la puissance du récit. Il m’a fallu apprendre à gérer ce flot de sentiments et d’anecdotes pour en faire un objet narratif fluide qui puisse parvenir à toucher les lecteurs, et ce, bien au-delà de la question de la maladie, qu’ils aient eu cette expérience ou pas… J’ai eu la chance d’avoir les regards et conseils bienveillants de MF Etchegoin et d’Isabelle Monin tout au long de la construction. Mais après le premier jet, tout était là, même si dénouer certains nœuds exigea beaucoup de délicatesse de leur part. Mais je n’ai jamais douté de la force de l’histoire. Jamais, parce que cette confiance était consubstantielle avec celle que je portais à ma mère.

Nombreux sont les angles de lecture de votre livre. En cela, vous avez réussi un remarquable exploit non pas dans une accumulation de thèmes ou de prétextes littéraires, mais dans l’exploration de leurs richesses symboliques. Notons ici quelques-unes : la relation mère-fils, le rapport de la fragilité humaine face au temps qui la dégrade, le besoin vital d’aimer, de rêver, comme seul remède contre la maladie, l’être humain comme éternel enfant, l’amour comme thérapie sans faille, etc. Ce sont des sujets sur lesquels je souhaiterais que l’on s’arrête un peu, si vous me permettez.

Le livre en parle durant plus de 400 pages, et je ne veux pas rajouter d’autres mots à ce que vous avez, me semble-t-il, très justement relevé dans votre question. Tout est affaire de mémoire et d’amour. D’amour et de mémoire. Et de temps. Amour, mémoire et temps, et littérature, ma religion, ma bouée de secours, mon talisman dans la tempête, mon grigri.

Parlant de la relation mère-fils, votre préférence pour le mot maman au lieu de mère en dit long. Pourquoi cette prédilection ? Qu’en dit-elle de vous ?

Je n’aime pas la sonorité du mot mère. Sans doute ce R qui racle et qui ne sonne pas comme je le voudrais quand je pense à Geneviève. Maman est un mot plein de baisers, ces deux M de l’enfance qui demeurent sur les lèvres, la plus petite enfance, ces deux M qui miraculeusement peuvent encore être prononcés par un adulte, un homme ou une femme, au moment où il aime, mais aussi au moment où il a le plus peur. Maman, vous l’entendez comme ce mot est équilibré et doux ? Ce mot caresse ce mot baiser. Maman, prends-moi encore dans tes bras. Deux grands bras si doux comme ces deux M.

Concernant l’enfance, j’ai noté chez-vous pas une, mais plusieurs madeleines : les biscuits Lu, les carrés de chocolat Poulain, le poulet landais, la pastèque. Que disent de vous ses souvenirs gustatifs ?

Une maman, surtout la mienne, c’est le réceptacle de nombreux goûts et saveurs, qui sont du domaine de l’ineffaçable. Ce sont de très puissants vecteurs de mémoire, peut-être les dernières choses qui s’effacent dans un cerveau. Je n’aurais pas l’outrecuidance de rajouter d’avantage de mots sur ce thème après ceux, si merveilleusement justes de Proust. Mais j’avoue que la tristesse fulgurante qui me frappa lorsqu’il y a quelques mois j’ai fini sa dernière boîte de foie gras est indescriptible. Peut-être est-ce à ce moment que j’ai pleinement compris que je l’avais entièrement perdue.

Que dire ensuite des étoiles ?…

Dans le ciel les choses durent. C’est, comme vous l’avez compris, la phrase clé de ce chapitre. Le narrateur, alors que tout s’efface, cherche quelque chose qui dure pour pouvoir être rassuré par une continuité. C’est la phrase d’un homme qui saisit soudainement l’éphémère des lieux et des êtres, mais aussi l’effacement inéluctable de la tendre géographie de son enfance. Ce chapitre raconte aussi comment Geneviève n’était pas une maman très conventionnelle. Elle élevait seule son fils, et improvisait en permanence, guidée seulement par l’amour qu’elle portait à son blondinet. Une mère qui de nuit monte sur le toit de sa maison avec son fils pour que celui-ci puisse non seulement assouvir sa passion naissante pour l’astronomie, mais aussi pour lui permettre de ressentir la fierté de dire son savoir, de le transmettre. Je crois que c’est ça que raconte l’épisode des étoiles. L’apprentissage et la passion d’un fils, la fierté d’une mère.

Devant la dégradation provoquée par la maladie, la fragilité de Geneviève oblige Michel à redoubler de forces. « Je suis devenu le fils qui la soigne, qui la protège, l’aide, l’oriente, la rassure, et qui la materne ». Sauf qu’au détour de cette magnifique phrase, vous en écrivez une autre qui nous renvoie directement à ce sentiment qu’Albert Camus avait eu en pensant à son père à qui le temps n’avait pas permis d’atteindre l’âge qu’il avait au moment de se retrouver devant sa tombe. « Je suis enfin prêt à cette inévitable inversion : accepter d’être son aîné ».  Comment vit-on un tel sentiment ?

C’est une épreuve initiatique qui vous prend par surprise. Quelque chose à laquelle aucun livre ne peut vous préparer.  Une révélation sentimentale et une épiphanie de tendresse, une apocalypse, c’est-à-dire étymologiquement une révélation, quelque chose d’incroyablement intime qui se dévoile, un épisode de la vie qui vous apprend qui vous êtes en éclairant en vous une pièce que vous ne connaissiez pas, une découverte profondément triste aussi, mais inévitable. Mais je n’oublie pas que ce déchirement laissa aussi entrer en soi une lumière d’une immense et bienfaisante douceur accompagnée de beaucoup de force, une force née de la responsabilité et de la gratitude.

Geneviève garde tout au long du récit une figure lumineuse. Nombreuses sont les preuves de sa brillante présence au sein de sa famille. Parlons, si vous voulez, du rituel du service du poulet landais.

Le rituel du poulet parle bien sûr d’une maman solaire autour de laquelle s’organisent mille petites cérémonies tendres qui ont toutes en commun le goût et le plaisir du partage. C’est un foyer de civilisation constant tout autour du monde, me semble-t-il. Mais ce chapitre, dont beaucoup de lecteurs m’ont parlé, se construit aussi autour d’un sentiment de culpabilité très vénéneux qui surgit comme une révélation. Ce moment où l’on constate que l’on a négligé mille petites preuves d’Amour tout simplement parce qu’on les croyait dues, gratuites et donc normales et négligeables. Le narrateur ressent à ce moment précis un lourd sentiment de culpabilité qui arrive à masquer et annihiler en lui le coté drolatique de cette scène, cette mère qui enfin goute cette partie délicate du poulet qu’est le sot-l’y-laisse, qu’elle ne s’était jamais autorisée à prendre lors du découpage et du partage familial du poulet, préférant, comme l’évidence la plus naturelle du monde, faire passer tous ceux qu’elle aimait avant elle. Le personnage de la mère est forcément un personnage sacrificiel, mais son sacrifice est longtemps invisible, cruellement invisible, comme tant de mères, jusqu’à ce que surgisse pour le fils une révélation, ici la scène du sot-l’y-laisse. En répondant à votre question je constate une fois de plus, que ce récit de voyage est un enchaînement plus ou moins violent plus ou moins triste de révélations, d’apocalypses.  

Votre livre est aussi une extraordinaire déclaration d’amour et un pari contre la maladie. L’amour filial pousse Michel à préciser sa position : « Je suis celui qui ne la soigne pas. Je suis celui qui la continue ». Comment comprendre ces mots ?

Cette affirmation aussi pathétique que tendre ne peut se comprendre qu’en l’entendant à la fois dans le champ littéraire et dans le champ médical. Sa clé n’est lisible qu’avec ces deux langages combinés. D’un côté l’Alzheimer ne peut être soigné. Il ne peut peut-être qu’être ralenti, et encore…mais d’un autre côté le livre, lui, a pour but et le pouvoir, comme tous les livres de littérature, de vaincre la mort, ni plus ni moins, de faire triompher la mémoire et donc l’amour. De continuer une histoire à chaque lectrice à chaque lecteur.

Choisir l’aide à domicile et faciliter à Geneviève de rester dans son milieu familial est une occasion pour vous de rendre hommage aux soignants. Stella et Charles en sont deux exemples magistraux. Qui sont-ils ?

Lors de l’évolution de la maladie, au fur et à mesure que le malade et son aidant (mari, fils, frère, sœur…) s’avancent dans ce pays de l’Amnésie, il y a une inversion, un croisement, encore un. Plus le malade est malade, moins il le sait et donc moins il souffre. Par contre, le membre de la famille qui est face à ce naufrage inexorable est fort et déterminé au début du voyage mais plus le temps avance plus ses forces diminuent, plus ils s’épuisent pour finir dans un accablement difficile à comprendre pour celles et ceux qui n’ont pas eu à affronter ce genre d’épisode cruel de la vie. C’est durant ce transfert d’énergie que la présence de l’accompagnant est essentielle. Sans elles, sans eux, l’accompagnant de famille, si je peux l’appeler ainsi, ne pourrait pas avoir suffisamment de force pour escorter vers l’effacement la personne qu’il/elle aime. C’est physiquement et psychologiquement impossible. L’arrivée de Stella, c’est l’arrivée d’une éclaircie, une aide qui rend possible le chemin de croix qui s’annonce. Qui l’allège. Stella a la magie de Mary Poppins. Pour le narrateur elle est un personnage du domaine de la magie, voire une présence féerique, et cela parce que le narrateur a eu plus peur que tout, peur de ne pouvoir jamais y arriver. Charles, autre aidant, appartient lui aussi au territoire de la magie et du miracle. L’aide s’adresse un peu au malade mais beaucoup à celle ou celui qui accompagne. Peu de gens savent ça. J’espère que ce livre aura aussi fait découvrir cet aspect des choses à bon nombre de lectrices et lecteurs qui l’ignoraient. L’immense fatigue de celles et ceux qui accompagnent et qui, plus le voyage avance vers les marécages de l’oubli, moins ils peuvent espérer de gratitude et de tendresse en retour.

Dans une note qui précède le chapitre 10 de votre livre, vous écrivez : « Retrouver avec elle tout ce que j’ai été, pour construire sans elle ce que je vais devenir. » Peut-on dire que c’est en quelque sorte le testament que votre maman vous a laissé ?

C’est exactement ça. Mais je ne veux pas en dire plus sur cet aspect, je préfère laisser aux futurs lecteurs l’occasion de découvrir cette clé fondamentale de mon récit. Un personnage s’efface un autre se découvre. Encore un croisement, encore une inversion. L’un part vers la vie, l’autre vers la mort, et à un moment ils se croisent, se voient, échangent, et c’est là, à ce croisement, que se situe le temps et l’essence du livre.

Continuez-vous à entendre ces paroles prononcées à l’improviste dans un couloir d’hôpital : « Vous êtes un fils formidable » ? Que vous disent-elles aujourd’hui de vous, mais aussi de votre maman ?

Des fois je les attends, et des fois je les perds un peu de vue, c’est la vie qui continue, sans elle, avec des hauts et des bas, mais aussi avec un manque difficile à dompter, cette découverte qu’il n’y a plus personne pour m’aimer ainsi, brutalement, totalement, absolument et sans condition, comme une maman. C’est ainsi. Mais Geneviève, je le sais, continue de vivre à chaque fois qu’une personne ouvre ce livre au titre étrange pour découvrir de quel étrange et drolatique voyage il s’agit. Je sais qu’elle continue à faire du bien. Rien ne lui aurait fait plus plaisir, rien n’aurait plus ressemblé à celle qu’elle fut que cette puissance bienfaitrice que j’ai essayé de relater et construire dans ce livre de deuil de mémoire d’amour et de fête. Voilà, ce livre poursuit maintenant sa route sans moi, il est dans d’autres mains, et tout mon esprit et mon énergie sont investis aujourd’hui dans les derniers arrangements de mon prochain livre. Ce moment de jubilation et d’épuisement. Puisqu’il parait que je suis devenu écrivain.

Entretien réalisé par Dan Burcea

Photo de l’auteur : © i Louvier SO

Michel Mompontet, L’étrange et drolatique voyage de ma mère en Amnésie, Éditions JC Lattès, 2018, 500 pages.

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