Portrait en Lettres Capitales : Thomas Cousineau

 

Qui êtes-vous, où êtes-vous né, où habitez-vous?

Je suis Tom Cousineau, un américain qui porte un nom de famille à résonance française grâce à l’ancêtre commun de tous les Cousineau d’Amérique du Nord, un maçon nommé Jean-Baptiste Cousineau qui s’est embarqué du Périgord vers la fin du 17e siècle pour s’installer à Montréal, où il a construit des maisons qui sont toujours debout. Mon père, Victor Rhéaume Cousineau, qui était charpentier, m’a introduit dès ma petite enfance au plaisir de fabriquer des objets dont les éléments constituants sont patiemment maniés. Du côté maternel, je suis le descendant des Irlandais qui ont échappé à la grande famine du 19e siècle pour s’installer dans la Nouvelle Angleterre; c’est grâce à eux que je possède, d’une manière moindre sans doute, leur légendaire attachement à la langue parlée. À la réflexion, je constate que la carrière de professeur de littérature que j’ai poursuivie au cours de ma vie adulte a été fortement influencée par ces deux modèles, l’une de la parole vivante, l’autre de la construction réfléchie.

Viviez-vous du métier d’écrivain ou, sinon, quel métier exercez-vous?

Pas question de vivre de ses écrits quand on est critique littéraire ! J’exerçais donc le métier de professeur de littérature pendant des décennies, surtout aux États-Unis mais aussi dans des universités françaises, où j’ai commencé ma carrière vers le début des années soixante-dix grâce à des postes de professeur-invité. J’ai pris ma retraite en 2013, à l’âge de 68 ans; ensuite, je me suis lancé dans ce que Samuel Beckett aurait appelé « ce petit épilogue de ma vie » en Roumanie grâce à une bourse Fulbright qui nous a amenés, ma femme et moi, à Bucarest à l’automne 2014. C’est là (ainsi qu’à Sibiu où j’ai participé au Colloque International Cioran) qu’a commencé une collaboration avec des universités roumaines qui continue jusqu’à aujourd’hui et qui m’apporte énormément du plaisir.

Comment est née votre passion pour la littérature et surtout pour l’écriture?

Bien avant ces deux passions, c’était plutôt la passion de la langue chantée qui m’a le plus marqué. Tout petit, j’ai souvent chanté du chant grégorien – « Dies Irae » et « In Paradisum », par exemple, lors des obsèques, et « Panis Angelicus » (dont le texte a été écrit par Saint Thomas d’Aquin) et « Tantum Ergo » pour d’autres cérémonies qui avaient lieu dans notre église paroissiale. J’aurai tant aimé devenir chanteur d’opéra mais j’ai perdu avec l’arrivée de l’adolescence les moyens vocaliques obligatoires. Chaque année à la veille de Noël, pour seule consolation, je chante « Minuit Chrétien » pour les membres de ma famille.

Cette ambition enfantine est réapparue brusquement en 1963 quand, à l’âge de 18 ans, j’ai écouté Bob Dylan chanter « Blowin’ in the Wind » dans ma ville natale à l’occasion du The Newport Folk Festival. C’est en partie grâce à lui que j’ai décidé de laisser tomber le programme de maths-physique où j’étais inscrit à Boston College et de dédier ma vie d’adulte au plaisir – non pas de chanter sur scène, chose qui était hors de question depuis des années – mais de réciter et de commenter des chefs-d’œuvre littéraires devant un auditoire. Bien avant l’ambition d’écrire des livres, c’était donc le plaisir de parler des œuvres littéraires qui m’a séduit, et la plupart des livres que j’ai publiés s’appuient sur des conférences préalablement faites. Le livre qui va sortir prochainement a pour origine, par exemple, la conférence suivante, qui date de ma retraite en 2013: : https://youtu.be/Ynjhwmr30io.

Quel est l’auteur/le livre qui vous ont marqué le plus dans la vie?

Je suis surtout attiré par les œuvres littéraires qui sont fortement enracinées dans la langue parlée et qui sont en même temps construites avec beaucoup de finesse, parmi elles, L’Iliade et L’Odyssée, la tragédie grecque, L’Enfer, les pièces théâtrales de Shakespeare, et la poésie « métaphysique » du 17e siècle.  Depuis que j’ai terminé mes études pour le doctorat en 1971, avec une thèse sur les romans de Samuel Beckett, les trois auteurs dont l’œuvre m’a le plus fortement marqué sont Emil Cioran, Thomas Bernhard, et Fernando Pessoa.

Quel genre littéraire pratiquez-vous?

Uniquement la critique littéraire – à l’oral et à l’écrit.

Comment écrivez-vous – d’un trait, avec des reprises, à la première personne, à la troisième?

C’est une démarche qui dure normalement pendant des années. Elle commence souvent avec une conférence que je présente à partir des notes écrites à la main sur des fiches Bristol. À mi-chemin entre ce début où l’élément spontané prédomine et le premier tapuscrit – et muni de deux crayons #2 et un taille-crayon – j’écris la première version dans un bloc Rhodia au papier quadrillé auquel je suis très attaché. Ensuite, je passe à mon MacBook Pro, qui me permet, non seulement de commencer la prochaine étape de ce processus mais d’en archiver chacune des versions qui s’ensuivent au cas où je finis par préférer une des versions antérieures. Une fois terminé, je lis le texte à haute voix pour vérifier sa clarté et en même temps sa fidélité à la langue parlée.

D’où puisez-vous les sujets de vos livres, et combien de temps est nécessaire pour mener à bien votre manuscrit ?

La plupart du temps, un projet s’inspire d’une brève citation sur laquelle je suis tombé au hasard de mes lectures disparates. En voici quelques exemples: « La cruauté est une marque d’élection, au moins dans une œuvre littéraire » (Emil Cioran); « L’homme archaïque croyait qu’on ne peut rien créer sans un sacrifice sanglant » (Mircea Eliade); « To achieve perfection would require a coldness foreign to man, and he would lose the human heart that makes him desire perfection » (Fernando Pessoa); « A wise reader reads the book of genius not with his heart, not so much with his brain, but with his spine. It is there that occurs the telltale tingle even though we must keep a little aloof, a little detached when reading »; « Ce qui manque à chacun de mes héros, que j’ai taillé dans ma chair même, c’est ce peu de bon sens qui me retient de me pousser aussi loin qu’eux dans leurs folies » (André Gide).

Choisissez-vous d’abord le titre de votre manuscrit avant de vous mettre à le rédiger. Quel rôle joue pour vous le titre de votre manuscrit?

Un rôle du premier ordre – au même titre que l’image que je choisis pour la couverture. Les deux me servent comme point de repère indispensable pendant la longue période de gestation dont j’ai besoin pour mener à bien un projet.

Parlez-nous de votre dernier ouvrage et de vos projets.

Le livre que j’ai écrit sous l’inspiration de la légende de Maître Manole – ou, à plus forte raison, de l’interprétation qu’en fait Mircea Eliade dans son Commentaire sur la légende du maître Manole, va sortir prochainement chez Editura Universitatii « Lucian Blaga » de Sibiu. Il porte sur le retour déguisé des rites de construction archaïques dans neuf « monuments » littéraires du vingtième siècle tel que The Great Gatsby, Waiting for Godot, The Book of Disquiet, A Short History of Decay (Précis de décomposition), et The Love Song of J. Alfred Prufrock.

Je travaille actuellement sur un projet intitulé (ça dépend du jour) soit « Symmetry Unbound: The Double Business of Writing » soit « Perfecting the Work of Nature: The Alchemical Imperative of Writing ». Il est inspiré par une citation de Simone Weil: « La mauvaise union des contraires est celle qui se fait sur le plan où sont les contraires. La bonne union des contraires se fait sur le plan au-dessus ». J’ai choisi pour la couverture de ce livre « Achilles et Ajax jouant un jeu de société », une amphore fabriquée par le potier grec Exékias au sixième siècle avant notre ère dans laquelle la mauvaise union est représentée par le fait qu’Ajax perd 3 points contre 4 face à Achille et la bonne union dans la symétrie parfaite (« match nul », si l’on peut dire) de l’amphore elle-même. (Je vous signale en passant que ce chef-d’œuvre de la poterie grecque, qui est conservé au musée du Vatican, est facilement accessible sur Internet et que ça vaut le déplacement). Il s’agira, dans ce projet, du retour déguisé de ce que je nomme « Le Complexe d’Exékias » dans cinq chef d’œuvres littéraires – The Secret Sharer, Oedipus the King, Sailing to Byzantium, Hamlet et The Dead – où la mauvaise union des contraires sur le plan de l’action est transformée en bonne union sur ce « plan au-dessus » qu’est la construction de l’œuvre elle-même. COVID-19 permettant, je mettrai ce projet sur pied cette année en Roumanie devant un auditoire sans doute ébahi. Le site web pour mes projets se trouve à cette adresse web : https://sites.google.com/site/thedaedaluscomplex/home

 

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