«Partir c’est mourir un peu», écrivait jadis Edmond Haraucourt, un auteur que l’homme moderne, fier d’avoir aboli les distances et tué la nostalgie, ne lit plus de nos jours. Il n’en reste, à vrai dire, que quelques romantiques qui se fondent au milieu des paysages reculés, arpentant des «chemins noirs», comme dirait Sylvain Tesson, ou en penchant l’oreille aux «chants des pistes», pour paraphraser un autre grand voyageur, Bruce Chatwin.
Dans «Hors-piste en Roumanie», Grégory Rateau regarde plutôt du côté de Nicolas Bouvier et de son «usage du monde», adhérant pleinement au crédo de son mentor pour qui «la contemplation silencieuse des atlas […] lui donne envie de tout planter là […] sensible aux musiques qui y résonnent, aux regards qu’on y croise, aux idées qui vous y attendent». Poussé à partir vers un lointain moins gris par une solitude voisinant la déprime, et prisonnier d’un bureau parisien du quartier Château rouge arrosé par «une pluie drue et un rebond glacé», Grégory Rateau essuie ses larmes intérieures et décide de poser ses amarres en Roumanie, dans le pays de sa fiancée Sarah, présence rassurante dans cette aventure. Le jeune écrivain-voyageur, qui fait avec ce premier livre une entrée très réussie dans la littérature, compte entreprendre bien plus qu’un simple passage et ne se contente pas seulement de traverser «une passerelle entre deux rives».
Plusieurs raisons le poussent vers un repos qui semble céder à la fascination du nouveau monde qui l’accueille et dont il nous parle avec enchantement, conscient que tout est ici à réinventer ou, comme il n’hésite pas à le proclamer, à renouer avec son moi intérieur. «L’exil permet sûrement de renoncer à son moi social – écrit-il – et de renouer peu à peu avec son moi individuel tout en ralentissant la course du temps.» Écrit sous forme de ce que nous pourrions appeler des «textes-métro» à lire entre deux stations et à en garder pour le restant de la journée une saveur un brin mélancolique et une nonchalance décalée, «Hors-piste en Roumanie» nous invite à bord d’une embarcation traversant aisément les territoires enchantés d’un pays qui ne tarde pas de lui révéler ses beautés nouvelles. Bienvenue à bord, nous dit l’auteur, tout en nous accrochant à sa corde pour nous conduire dans des lieux inattendus dont nous ne dévoilerons ici que quelques petits secrets, juste pour susciter l’intérêt des lecteurs. Nous voici, par exemple, en plein centre de Bucarest, chez le dernier chapelier de la capitale, figure pittoresque d’un artisan-artiste qui propose aux visiteurs «des modèles façon stetson, en poil de mouton, des borsalinos, des bérets d’ouvriers, de paysans». Le souvenir de cet homme persiste dans la mémoire du visiteur qui, au-delà de cet exotisme et content de son achat, garde en mémoire cette figure d’un temps de jadis comme «un archétype sorti tout droit des contes de [son] enfance».
Toujours attachée à l’âge miraculeux de l’enfance, un autre texte nous invite à une introspection tout aussi insoupçonnée dont la scène est construite sur le passage inévitable du temps assassin d’une beauté fragile que celle que le narrateur, attablé et contemplatif, ressent en regardant le passage impassible d’un vieil homme «ne semblant pas prêter attention à l’agitation, au climat et à la beauté de la lumière». Cette apathie donne à sa contemplation suspendue entre deux âges et deux étapes de la vie, l’une de la sénescence résignée et absente, l’autre de la jeunesse presque insolente, une réflexion accrochée à l’instant présent, comme seule expérience tragiquement saisissable.
On pourrait continuer l’énumération de tant d’instants capturés sur une pellicule qui se veut gardienne d’une mémoire à la mesure de la curiosité qui la pousse vers des retranchements à la fois inattendus et énigmatiques. Il faut dire que le pays roumain s’y prête à merveille ouvrant largement ses particularités anthropologiques et ethnologiques, surtout lorsqu’il s’agit de décrire des fêtes annuelles et de nombreuses occasions improvisées où il est bon de goûter à l’excellente « tzuica », l’alcool blanc devenu si fameux qu’il a fini par prétendre au titre d’appellation d’origine contrôlée auprès des instances européennes. Le comble de son enchantement est atteint par la beauté des paysages qui abolissent les frontières du rêve tant recherché par Grégory Rateau. «Je n’avais qu’un seul rêve – nous confie-t-il –, n’avoir pour horizon lointain que des monuments naturels, nullement charpentés par la main de l’homme, aussi géniale soit-elle». C’est avec cet œil bienveillant qu’il regarde le monde qui l’entoure, en métamorphosant en amis les personnes rencontrées ou surgissant du réservoir somnolent de sa mémoire et des lieux de vie ou des ermitages habités par la grâce, devant tant de mystères cachés dans des endroits urbains ou rustiques vivant dans une étonnante juxtaposition sur la carte roumaine. Un lieu spécial est occupé par l’entourage proche, familial ou provenant du voisinage, ce qui donne à l’auteur le sentiment d’avoir retrouvé une deuxième famille qu’il oserait même faire sienne. En cela, cette nouvelle expérience de vie qui se hisse devant son esprit assoiffé prend des allures de présence humaine réparatrice, mesurable à la quantité d’amour et de partage complice à laquelle elle fait appel, comme c’est le cas de son nouvel ami Gigi devenu presque le pilier humaniste de ce séjour roumain si intensément vécu et tout aussi subtilement partagé.
Grégory Rateau décrypte à plusieurs reprises le fonctionnement de la didactique secrète que la mémoire exerce dans l’effort laborieux d’une acclimatation souvent synonyme, pour le bonheur de l’être voyageur, de fraternisation avec la magie des lieux. Le vrai rôle de la mémoire consisterait, selon lui, dans sa capacité de rendre compte de «l’immensité du monde» et de la transfigurer dans «une beauté irréelle». «La nostalgie d’un lieu, d’un être, d’un livre, d’une émotion – nous dit-il – grandit en nous et ne nous quitte jamais vraiment».
Alors, pourquoi avoir choisi d’emprunter les hors-pistes, pourrions-nous nous demander à la fin de cette analyse, et pourquoi ce besoin salutaire de se sentir sans pareil et pourtant capable d’embrasser la beauté du monde ?
Comme la plupart de ces écrivains-voyageurs flirtant avec les zones interdites et les habitudes trop usées du commun des mortels, Grégory Rateau a dû répondre à la même exigence que ses prédécesseurs l’obligeant à choisir le meilleur angle de vue lui permettant d’observer ce que l’œil fatigué par notre routine et par notre lassitude a cessé de voir. Il sait aussi que ces choses ne peuvent pas se faire dans l’excès et dans la déclamation et que, pour réussir à nous toucher, il doit choisir l’ouverture juste de son objectif sensible, la seule par où le mystère puisse pénétrer et arriver jusqu’à nous.
Son pari littéraire est en cela juste, cultivant une ligne intérieure, sensible, légèrement décalée, agréable à lire et qui permet de passer d’un paysage à l’autre tout en suivant le fil d’une réflexion d’une grande qualité littéraire.
Dan Burcea ()
Grégory Rateau, Hors-piste en Roumanie, Récit du promeneur, Éditions L’Harmattan, 2016, 206 pages, 19,50 euros.